J'ai dit beaucoup de choses sérieuses dans les billets précédents. Temps de se détendre... ou de changer de style car les choses dites ici restent graves. Poème écrit un soir, dans un bar en Haïti.
La ronde des 4X4
Foncés dehors, Clairs de peau à l’intérieur, Vitres d’ambre ou d’ébène ou de cul de bouteille, Climatisés, réfrigérés, Protégés des peaux noires, Ils ronronnent les 4X4,Chromes dehors, rutilants, 6 cylindres feutrés, propres, oh si propres, nettoyage à 2 gourdes par l’enfant de la rue dont le propriétaire bedonnant, chevalière d’or au doigt, aura vérifié la netteté du chiffon.
22 heures, “ il ” vient, lui, mais elle aussi, parfois “ elles ”, vitres fermées, sono puissante, en stéréo s’il vous plaît et forcément, Le V6 ou V8 ou V10 ronronne Quand le véhicule se gare, Doucement. “ il ” klaxonne, ou “ il ” ne klaxonne même pas. Le serveur, noir, forcément, accourt, Vite, entre les gouttes de la trombe d’eau, Mais parfois il fait beau, Car il n’y a pas de lien entre le 4X4 et la pluie, Mais parfois il pleut aussi, fort Mais la peau claire dans le 4X4 ne sent pas la pluie Qui caresse l’épaule du serveur noir.
Le serveur prend la commande, Car la tribu motorisée ne descend pas de voiture, Pour manger avec les nègres, ou les blancs, Bref avec les autres.
Pourquoi ? Pour garder le frais ? Pour ne pas se polluer avec d’autres peaux ? Par peur pour les bijoux de famille ? “ Chéri ne me laisse pas, on est si bien là ! j’ai besoin de toi ! ” Pour ne pas perdre une note des Fugees ? Pour faire l’amour sur une frite en écoutant de la musique ? Pour ne pas maigrir en descendant de la voiture ? Une peau claire est surprenante, tu ne trouves pas ?
Le serveur a noté dans sa tête, Et oui, le Noir a de la mémoire Même sous la pluie il sait retenir, Il a d’ailleurs intérêt, Car la peau claire parle dur Du haut de la 4X4... Puisque le client est roi Et le client à la peau claire est le roi des rois... Même si on a aboli l’esclavage il y a 150 ans...
Le serveur revient, Vers le 4X4, Qui ronronne, Qui transpire de musique, La main se tend, Prend le repas, Ersatz de Mac Donald, coca inclus. La main réclame la facture, Le serveur court, dans l’autre sens forcément, Rapporte la facture, Encaisse les billets, propres, Court encore, Pour rapporter la monnaie, Sans mouiller les pièces. Attend le pourboire, sans courir, Et le prochain 4X4.
Dimanche soir : du Nord vers le Sud, De nuit, à 6 heures P.M., De la côte des Arcadins à Port-au-Prince, De la plage à la capitale, Circulation à deux vitesses, Des pauvres dans des camions ou des bâchées sans phares, Voyage sans assurance, si long, Pannes le long de la route puisque “ pa geyen kaoutchou ! ” Des petites berlines calmes, Familles simples qui reviennent de la mer.
Et derrière, Mais pas pour longtemps, troupeau de fauves, Surgissent les 4X4, A 150 à l’heure, Plus noirs que noirs dans la nuit, Peaux dedans inconnues, Peut être claires Ou nègres blancs, Même que les phares se reflètent dans les chromes, Et les 4X4 klaxonnent, Et les 4X4 vont vite, Sur les petites vies qu’on peut écraser.
Pauvre imbécile d’enfant noir Qui ose traverser, Oubliant le code de la route “ T’as pas appris cela à l’école où tu ne vas pas ? ”
Un 4X4 c’est fort, Ça sait se faire respecter, Peau claire est bien, Peau claire possède la route, Peau claire est puissant.
N’aies pas peur, Notre 4X4 à nous sera petit, tout petit, Juste pour voir la maman à Hinche, Où les amis, le long de ces canaux de l’Artibonite, Lieux de vie et de mort, Où l’eau glisse le long des cadavres d’animaux, Puis enveloppe les femmes qui se lavent dans le canal, Pour finir dans le seau de la petite qui puise le liquide précieux pour la cuisine, Le reste étant pour le cheval qui se baigne.
Notre 4X4 sera blanc, Et il ne klaxonnera pas.
Mardi 3 novembre, 9 heures PM, Au P’tit Louvre En attendant les 4X4