[note de lecture] Jacques Demarcq, "Avant-taire", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

 
Après l’espiègle et savant et autrement jubilatoire Zozios, au titre éminemment quenaldien, ce livre, au titre qui déroute : sérieuse ou joueuse, la paronomase ? Inventaire d’une vie (pseudo-romancée) avant le taire définitif ? Testament ou non ? Fors quelques fantaisies visuelles et typographiques dans la première partie titrée « Inventaire », et quelques jeux sur les mots, discrets, au moyen desquels l’autobiographie se glisse dans la grande histoire : 
« un temps aussi pourri pour mon démarcquement que le Jour J 
D le  D-Day deux ans avant 
sauf que ce mois de moi n’a geint que le 20 de juin
 
... 
Sûrement des grincements de roues sur les rails me parvenaient 
   périlleux au travers du péritoine 
et des bruits de tampons qui n’étaient pas tant Pax Americana 
», 
le lecteur, habitué à la langue demarcq, pendant les quelques premières pages, se pose question : en allé, le demarcq zoziotant ? Non, bien sûr ; plus grave, oui. Le lecteur qui découvre le demarcq, en revanche, doit se sentir comme happé par une écriture qui suscite curiosité, attractive. Le livre, construit en trois parties, « Inventaire », donc, puis, « Aventures », qui se substitue, paronomastiquement à « inventaire », pointant subtilement la démarche en-avant du narrateur, et non point passéiste, et enfin « La danse du dos », le livre va crescendo dans le (re)maniement de la langue du narrateur(-auteur). La première partie, en effet, dans une manière (presque) sobre,  proche parente du Perros de La vie ordinaire, où l’auteur, en vers légèrement démantibulés, comme l’est le corps de l’enfant dès sa naissance, dont le narrateur se souvient, établit l’inventaire autobiographique des lieux d’enfance mémorisés et faussement fictionnels (quelques éléments ne laissent point dupe quant à la prétendue fictionnalité du récit), au point de nous en délivrer le plan, jusqu’à leur épuisement, par saturation des détails. Mais on regarde le légèrement démantibulé grandir et s’accentuer, le grave et le désinvolte s’affronter, l’autodérision se développer, le livre évoluer, et passer, en une deuxième partie, à une autobiographie de l’environnement familial (entamée dans la première), où on lira un « Rexhumé du fouille-t-on », où les mots « papa » et « maman », « ces premiers mots prononcés deviennent oiseux. [tiens donc, le zozio pointe le bec] Et le « lien-guistique » se distend entre le monde et l’enfant », le lien entre la petite histoire et la grande histoire est malmené, évite l’écueil d’un lyrisme nostalgique et narcissique, par quoi le narrateur nous fait traverser la seconde guerre mondiale. Pendant la lecture, nous sommes très vite sensible à l’importance du locomotif, dans son histoire, qui suit quasi celle des chemins de fer, un locomotif tombant dans la prose en vers de l’auteur, « Je l’ignorais mais j’ai beaucoup appris / à faire tourner des wagons des locos / qui étaient comme alignés sont les mots / des miniatures d’action rêve ou pari / sur le sens toujours promis à bientôt / se retourner / ou écouter le bruit / ce fruit dans le vers qui s’en est nourri » ; alors, l’amateur de Gérard de Nerval, ne s’en prive pas... « Je bruis, très vertébreux ; pas neuf : le dos coincé... », il la bringuebale, cette prose ; la loco fait du Demarcq poète un drôle de « coco », peu à peu, le narrateur se libère du carcan prosodique et peu à peu il se détache de son cadavre vivant et se fait auteur, poète reformant la langue, se libère des malformations physiques (le dos de travers, la main palmée) pour quasi les transformer en art poétique, les saisissant pour les conduire à une malformation du « lien-guistique » entre corps et verbe, puis à une danse verbale entre le toponyme natal, l’Oise, et le patronyme familial, Demarcq ; la langue-danse du poète, matoise, qui invente la langue zozio, « la peau oisie parle », une langue qui se déchaîne, en partie finale, « la danse du dos », atteignant l’acmé du crescendo verbal ; la sobriété malicieuse n’est plus de rigueur, le sonnet est retoqué ; la colonne vertébrale, si elle provoque la grimace de douleur, elle fonde le poème demarcquien, « ma colonne sort de l’axe/déplaçant chaque ver/tèbre en cadre à strophes ». La dernière partie, avec sa référence à la danse buto, est une danse joyeusement macabre, « avec un bruit d’os dans les phrases », et c’est tout l’intérêt du travail langagier de Demarcq, entre le sérieux et le dérisoire. En conséquence, contrairement à ce qu’indiquerait le titre, en trompe-pensée, c’est la naissance d’une langue, qui nous est donnée à lire, la vocobiographie de la langue zozio. 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
Jacques Demarcq  
Avant-taire, 
roman en vers 
éd. Nous 
176 p., 18 €