La marche sonore, expérience sensible, artistique, écologique, et encore ?
Au début des années 80, j'ai rencontré une personne, Elie Tête , et une structure, Aciréne. qui m'ont véritablement appris à écouter, et entre autre à me promener dans divers espaces sonores, à construire des dispositifs pédagogiques pour partager ces expériences, et enfin à réfléchir sur la raison d'être, les finalités de ces pratiques.
A l'époque, nous étions très peu à expérimenter ces déambulations, souvent considérés comme de gentils excentriques faisant joujou avec nos oreilles.
Aujourd'hui, les propositions de balades sonores sont pléthore, pour le meilleur et pour le pire, s'appuyant sur différentes justifications, explications, propositions esthétiques, technologies, culturelles et sociales…
Continuant pour ma part à pratiquer et à questionner ces marches sonores, je me pose aujourd'hui quelques questions, problématiques, tentant de placer le geste d'écoute à la fois dans une approche sensible, esthétique, artistique, mais agissant aussi comme un outil amenant à une pensée rationnelle, à une réflexion soulevant des questionnements entre expérience de terrain et construction intellectuelle.
Différentes problématiques émergent alors de ces cheminements d'écoute.
J'en cite ici quelques unes, en ayant conscience des manques, des incomplétudes, des zones restant à explorer.
Ces approches ne sont pas forcément ici hiérarchisées, ni même classées selon telle ou telle thématique. Elles ne donnent pas non plus de réponses définitives aux questionnements, ces derniers étant traités in situ, autour de différents cas de figures, modèles, en collaboration avec les spécialistes compétents.
L'émergence du paysage sonore. Le chemin n'existe pas dit Edgar Morin, c'est le promeneur qui le construit en marchant. Pas plus que le paysage sonore n'existe au départ, c'est l'écoutant qui le construit… en écoutant, et parfois en marchant. De l'expérience sensible à la construction du paysage sonore via l'écoute en marchant, il n'y a qu'un pas.
Les études épistémologiques, phénoménologiques, méthodiques, systémiques, neuro perceptives, autours des postures d'écoutes déambulatoires mais aussi de l'appropriation des espaces traversés et des productions artistiques, des aménagements… Comment une expérience sensible peut convoquer des démarches scientifiques rationnelles, pour entre autre chose justifier et démontrer les finalité du geste d'écoute en marche ? Par extension, quels sont les constituants d'un environnement sonore, comment s'agencent-ils, interagissent-ils pour engendrer un environnement global, cohérent, en tous cas dans ses définitions ? Comment les perçoit-on, les analyse t-on ? Quelles méthodes et outils peut-on en déduire, notamment dans de gestes d'embellissement, d'aménagement ?…
L'écoutant face à des expériences spatio-temporelles inouïes. La marche, ponctuée de points d'ouïe, place l'écoutant au cœur des sons, environné des multiples mouvements, apparitions/disparitions des sources sonores, et souvent dans un état d'hyper-réceptivité, d'hyper-sensibilité qui accroît la sensation d'être immergé dans une scène auriculaire à 360°.
Les technologies embarquées, mobiles, comme des extensions d'écoute, entre réalité augmentée et outils prospectifs. Audio guides, GPS et autres géolocalisations interactives proposent au promeneur des situations d'immersion ludiques, parfois didactiques. Le corps en mouvement se frotte à l'espace, entre réalité et fiction surajoutée. le choix de différents possibles modifie le cours du jeu, de l'exploration, et au final les sensations. Ces "prothèses technologiques" nous interconnectent à différents niveaux de l'espace, jouant sur des amplifications, des superpositions, des décalages et autres anachronismes, au risque même de couper le corps, l'oreille, les sens, d'un terrain pourtant intrinsèquement si riche.
La dimension sociale de l'homme sonore écouteur/producteur. L'homme est au centre de l'écoute, ou plutôt le plaçons nous ainsi lors d'une marche sonore. Ses actions se teintent, se précisent parfois de traces sonores résiduelles, de même signe-il lui-même son espace de sons conceptuels. Marcher dans un univers vivant, habité de sons et d'humains, avec les étroites relations qu'ils entretiennent, amène à poser des questions sur des formes de constructions sociales où les sons auraient grandement leurs mots à dire. Sons liés à des pratiques professionnelles, artistiques, communication orale, aménagements, savoirs-faire patrimoniaux contribuent à forger des ancrages auriculaires où la vie sociale transparaît nettement à l'oreille du promeneur écoutant.
L'approche kinesthésique des lieux. Marcher, essentiellement dans des espaces urbains, permet de sentir littéralement l'espace sonore sur son corps, les pressions acoustiques, les impressions d'espaces ouverts "aérés", ou plutôt refermés, intimes, parfois oppressants. Les passage d'une ambiance à l'autre, en fondus ou en ruptures, donnent à toucher du son par tous les pores de la peau. On ressent tout un univers vibratoire des véhicules de surface, métros, trains, qui animent le sol, les barrières, les grilles d'aération de frissonnements physiquement perceptibles, sans parler des signaux électro-magnétiques qui nous traversent pernicieusement.
L'approche synesthésie des lieux. L'écouteur en mouvement, bien que mettant en avant le sens de l'ouïe, perçoit son environnement par la vue, l'odorat, le toucher… Une mémoire des lieux associe souvent différentes sensations intimement mêlées. Entendant, ou plutôt réécoutant de mémoire un petit port portugais au retour de la pêche en fin d'après-midi, l'odeur des poissons fraîchement sortis de l'eau, mais aussi des sardines séchées, de saumures, des cuisines ouvertes sur la rue, des couleurs vives des bateaux de pêche, les cris et les chants, le frétillement des poissons dans les bacs, le roulis de la mer… s'agencent pour restituer un paysage multi sensoriel. Un son s'associe parfois à une densité, à une masse, à une forme, à une trajectoire, à une couleur, voire à une odeur. L'exemple d'une promenade écoute dans un port de pêche portugais me prouve à quel point la mémoire du lieu est construite d'un enchevêtrement sensitif, même si je privilégie, dans un effet loupe, l'écoute.
Un outil de représentation du territoire. Comment écrire et construire des marches, des mouvements/postures, des itinéraires, des trajectoires, établir des relevés, effectuer des états des lieux, et dresser des cartes sensibles. On touche ici à l'émergence d'une géographie sonore ou topophonie, aux modes d'interactions liant le lieu et ses sonorités propres, et vice et versa, aux procédés d'écriture représentatives, esthétiques, discursives, prospectives, modélisantes…
Le décalage esthétique, artistique interpellant le promeneur en le plaçant dans des situations d'émerveillement, d'enchantement, de réenchantement… Faire rêver le promeneur pour le plonger dans un quotidien réinventé, tel semble être le postulat, en tous cas pour moi, d'une promenade écoute, expériences à l'appui. Redonner au trivial, au mille fois parcouru, traversé, une dimension ludique, poétique, poïétique, amenant à apprécier nos lieux de vie comme des espaces possédant et générant leurs propres musiques, ne serait-ce que l'instant d'une promenade, voire plus si affinité.