C'est aujourd'hui le 100ème anniversaire de la première représentation du Sacre du Printemps. Il y a cent ans, c'est le scandale. On traite untel de vieille tante, tel autre de sale juif, on donne dans le subtil.
Demain, la troupe de Wupperthal, celle de Pina Bausch, donne Le Sacre, là où le ballet a été créé. J'ai pris les billets depuis 10 mois, parce qu'un tel événement s'anticipe, parce qu'un tel événement ne peut être manqué.
(3 juin 2013)
écrit quelques jours plus tard :
Ce soir c'était Jour de fête.
J'avais anticipé, donc, à partir de vagues indices prometteurs d'un moment, au minimum, singulier, et réservé ma place au Théâtre de la Ville pour un, je sais pas, spectacle n'est pas un mot approprié, théâtre non plus, une performance sans doute, mais qu'est-ce qu'une performance en art, sinon ce qu'on ne sait définir autrement ?
Bref, ce n'était pas au Théâtre de la Ville, mais à la Maison de la Poésie (un intitulé qui avait tout pour me faire fuir), en fait même pas. Quand je me suis présenté à ladite Maison, une jeune blonde accorte m'a pris sous son bras pour me conduire là où l'événement se tiendrait. Accorte et littéraire, puisqu'elle m'a interrogé sur le pavé de Philip K. Dick que j'essayais de retenir sous mon coude (Les voix de l'asphalte) et qu'elle n'avait pas lu. Preuve de bon goût cet intérêt pour Dick. Elle me laisse dans un petit endroit charmant où est rassemblé une cohorte de terriens clairsemée, certains tout étonnés d'être là. Moi, par exemple, mais on me salue, on ne prend pas de nouvelles de ma santé, mais on me signifie par des mots, des gestes et des sourires que je suis un terrien moi aussi et que tout ira bien. On me demande gentiment si je ne pourrais pas revenir plutôt plus tard (à 21 heures, il va être 20 heures et le chose dure une heure) parce qu'il y a trop de monde inscrit pour cette séance. Je décline poliment, expliquant que, vous savez, un autre soir oui, mais alors ce soir, vraiment pas du tout. Je n'ai pas envie de glander dans le quartier plus longtemps. On m'offre un verre de vin, l'endroit est sympathique, dans un coin, on vend le Poésie Gallimard de Rimbaud.
Puis on nous fait descendre (on nous fait cadeau d'une pièce d'un euro à rendre en remontant) vers une sorte de labyrinthe où certains se perdent, j'essaie de suivre la majorité (j'ai toujours été centriste) jusqu'à une cave spectacle petite et relativement gothique. On sait que c'est là parce que, dans une lumière blafarde, une femme se tient immobile et le visage pour l'instant neutre, nue. C'est Monica Calle, qui fume sa clope d'avant spectacle en regardant le troupeau des spectateurs s'installer. Ensuite, commence la magie.
Monica fait tout, comédienne, metteure en scène, éclaragiste, déesse.
Elle explique qu'elle avait l'intention d'interprêter La vierge folle (un chapitre d'Une saison en Enfer) en français, mais (elle est d'origine hispano-portugaise et sa langue maternelle est le portugais) elle avoue qu'elle n'y arrivera pas. Les larmes montent rapidement, l'intensité, l'émotion la submergent. Plus tard, elle reniflera, se mouchera dans ses doigts. Envie de lui tendre un kleenex mais je n'ose pas, et si ces larmes faisaient partie de la performance ? Elle se présente en français (approximatif, mais quelles belles paroles) puis se lance, nue, seule, en chute libre sans aucun parachute, en vertige un peu contrôlé, dans le texte de Rimbaud, en VP (version portugaise) sans sous-titre. C'est exactement là que le miracle a lieu.
En dehors d'un petit nombre de petits bras qui se sauvent dans les 10 premières minutes, le silence du public est à la hauteur du geste artistique auquel il a le privilège d'assister. Il se passe quelque chose de l'ordre de la folie et de l'empathie. Ce qu'on sait, par abus de culture, du théâtre, s'effrite puis se lance vers le ciel de la scène pour retomber en poussières d'étoiles. Le mot élévation vous dit quelque chose ? J'en ressens les brûlures dans mon corps, la chaleur blanche dans mon esprit. Je n'arrive pas à pleurer, je ne pleure que dans ma tête, alors que les larmes de Monica étanchent son énergie, la nourrissent, s'en électrisent.
Très vite, je sais qu'il se passe dans cette cave, sur cette scène de sable et de charbon mêlés, quelque chose d'essentiel, qui n'était pas venu jusqu'à moi, qui ne reviendra plus. La sensualité du moment épuise toute recherche intellectuelle, cette femme existe trop pour qu'on perde son temps à y penser. Et pourtant... La langue est tout. La langue n'est pas tout. Mais quelle langue ? Il s'agit d'un texte, Une saison en enfer qui n'impliquait pas a priori d'en saisir tout le sens. Ce texte épuise la recherche du sens. Dans une langue totalement étrangère, le spectacle peut prendre vie.
L'essentiel n'est pas l'histoire qui nous est racontée et en l'occurence, l'honnêteté force à admettre qu'on n'avait pas tout compris du texte de Rimbaud. D'ailleurs, les approches critiques nous montrent que nous ne sommes pas seul à ne pas tout comprendre. Il y a l'école selon laquelle, la vierge folle est le faiblard Verlaine. Pour d'autres, pas du tout, c'est Rimbaud lui-même, ado gentil et croyant.
La version de Monica Calle est passionnante en ce qu'elle ne dit rien de ces débats, mais incarne, dans sa chair nue la poésie de Rimbaud qu'on identifie sans peine à sa gestuelle, à ces progressions de chuchotement à colère, à désir, cela jusqu'au cri et au geste violent. Monica se donne physiquement, totalement. Ses larmes coulent quand l'intensité se fait trop pressante, quand l'honnêteté déborde.
Parfois elle lit, en français, le texte original. Mais c'est moins bien. Elle démontre en une heure que l'engagement total, physique et mental de l'artiste, quels que soient les mots prononcés (la langue) bouleverse, interroge, séduit et on se fout du sens immédiat. Parfois, quand Patty Lee chante, je pleure et ce n'est pas les phrases répétées en anglais qui peuvent expliquer mon émotion. mais c'est quoi ? Je pense aujourd'hui que c'est l'acte (acting en anglais, difficile à traduire), l'acte nu de l'artiste qui nous prend par l'épaule et nous projette dans un monde qui s'accorde à nos désirs.
Monica se rhabille lentement, sexy, puis retire tout à nouveau, sauvage et termine sur quelques mesures du Sacre du Printemps. Le passage que je préfère, chorégraphié de manière très personnelle, brute et solitaire. Essoufflée, incapable de parler, de trop bouger, elle trouve une cigarette, l'allume, se met au devant de la scène, reproduisant l'image du début. C'est fini.
Cette fois, je me suis mis en avant, moi qui suis habituellement ectoplasmique avec les artistes. J'ai provoqué les applaudissements, alors que les gens ne savaient pas trop comment se conduire, certains quittant la salle. Puis, avant de partir, je suis allé vers l'artiste, toute nue et fumant une cigarette pour retrouver son souffle après ce final très physique du Sacre, nostalgie de ce qui n'a pu être et, ce qui ne me ressemble pas, je l'ai remerciée, et lui ai dit qu'elle était merveilleuse. C'est vrai que cet engagement physique et mental touche au merveilleux.