Paradoxalement, j’encense les romans « courts », mais ne regarde les recueils de nouvelles qu’avec peu d’envie. Trop courts, trop superficiels, qui laissent le lecteur sur sa faim. Rares sont les contres exemples qui trouvent grâce à mes yeux prétentieux, exception faite de Borges, toujours. Heureusement, d’un coup de baguette marketing, on arrive à extraire une nouvelle qui sort du lot de son confortable nid de papier pour en faire une jeune star. Courts romans ou nouvelles valsent alors ensemble sur les rayonnages, le lecteur a l’impression d’avoir lu « un roman ». 30 min et 85 pages plus tard, l’affaire comme le livre sont pliés, mes yeux pleurent encore le manque de soin apporté à l’impression, police énorme, texte décalé, on ne se prive de rien.
L’avis de JB
Une forme au service du fondPublié en 1938 et adapté en 1944, « Inconnu à cette adresse » renait sur les planches au début des années 2000, obtenant même un golden globe, il y a quelques mois.Nous sommes à San Francisco au début des années 30, Martin Schulse et Max Eisenstein dirigent ensemble un florissant commerce d’œuvres d’art. Lorsque le premier décide de rejoindre son Allemagne natale, c’est tout naturellement qu’une correspondance fraternelle se met en place entre les deux hommes. D’abord teintée d’amitié et de souvenirs, la correspondance prendra bientôt une orientation idéologique à mesure que Martin se laisse prendre dans les phares du nazisme.
"L'homme électrise littéralement les foules; il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d'un fanatique. Mais je m'interroge : est-il complètement sain d'esprit ? Ses escouades en chemises brunes sont issues de la populace. Elles pillent, et elles ont commencé à persécuter les Juifs. Mais il ne s'agit peut-être là que d'incident mineurs : la petite écume trouble qui se forme en surface quand bout le chaudron d'un grand mouvement."
La difficulté pour « Inconnu à cette adresse », c’est d’éviter les clichés. De fond, comme l’amitié brisée par l’extrémisme, ou de forme comme la volteface soudaine de Martin. Deux amis séparés par la guerre, un ouvrage écrit presque en live en 1938, attention aux chausses trappes. En lisant le livre, je me suis dit que ce soudain changement d’attitude manquait cruellement de réalisme, que cela sonnait archi-faux. Comment deux amis si proches pouvaient à ce point devenir étrangers l’un pour l’autre ? Et cette bascule si brutale dans le regard de Martin envers son ami, qui cesse d’être Max pour devenir «un juif » ?
"Nous devons présentement cesser de nous écrire. Il devient impossible pour moi de correspondre avec un Juif ; et ce le serait même si je n’avais pas une position officielle à défendre […]. La race juive est une plaie ouverte pour toute nation qui lui a donné refuge. Je n’ai jamais haï les Juifs en tant qu’individus –toi, par exemple, je t’ai toujours considéré comme mon ami-, mais sache que je parle en toute honnêteté quand j’ajoute que je t’ai sincèrement aimé non à cause de ta race, mais malgré elle."
C’est, au final, un peu tiré par les cheveux, mais l’ensemble tient en place, grandement soutenu par le choix de l’auteur de ne faire correspondre ces personnages que par le biais de lettres épistolaires. Cet habile squelette crée une attente du lecteur pour la missive suivante, comme si celle-ci nous était destinée.
Savoir conclure une nouvelleL’auteur a également pris le parti d’animer ces deux personnages d’un jusque-boutisme intéressant. Œil pour œil, dent pour dent, le rôle du chasseur et du chassé s’intervertit au fil du récit. Max est le grand perdant de la première partie de l’ouvrage. Il est à distance, il souffre de la perte de l’amitié de Martin :
"L'homme que j'ai aimé comme un frère, dont le coeur a toujours débordé d'affection et d'amitié ne peut pas s'associer, même passivement,au massacre de gens innocents. Je garde confiance en toi, et je prie pour que mon hypothèse soit la bonne; il te suffit de me le confirmer par lettre par un simple "oui", à l'exclusion de tout autre commentaire qui serait dangereux pour toi."
Dès lors que la vie de sa sœur va rentrer dans l’équation, il se servira des armes de son nouvel ennemi pour lui mener une guerre silencieuse.
La fin de l’ouvrage est suffisamment prenante pour entretenir un embryon de tension. Et, qualité rare, l’auteur finit sa nouvelle, nous épargnant le désagréable twist ou la question « ouverture sur le futur » concluant toutes bonnes rédactions collégiennes. Le clap de fin est construit, amené, sans laisser le soin au lecteur de boucler lui-même le récit.
A lire ou pas ?Avec plaisir. Sans être une grande expérience littéraire, « Inconnu à cette adresse » saura vous tenir en haleine pendant une petite heure. Sans trop lui en demander, il vaut certainement plus que son étiquette « waow l’auteur l’a écrit en 1938, quelle anticipation ! ». Parce que le Bdb est un blog poli, je me permets de chaleureusement remercié la personne me l’ayant prêté, elle se reconnaitra. Je vous laisse avec une dernière citation pour les amoureux comme moi des grandes phrases définitives :
"Heureusement qu'il existe un havre où l'on peut toujours savourer une relation authentique : le coin du feu chez un ami auprès duquel on peut se défaire de ses petites vanités et trouver chaleur et compréhension; un lieu où les égoïsme sont caducs et où le vin, les livres et la conversation donnent un autre sens à la vie. Là, on a construit quelque chose que la fausseté ne peut atteindre. On s'y sent chez soi".
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