Fuite ordinaire
Je sors du boulot. Non, je ne le ferai plus. Non je ne le ferai pas, pas ce soir. Je marche en espérant que ça passe. Je m’assieds. Une terrasse, anonyme, comme tant d’autres. Pas les yeux de ma mère, ni ceux du voisinage, incognito dans la dérive. Pas de corbeaux pour cancaner aux moineaux. Je suis seule. Je sais qu’ils sont rentrés : les enfants et les devoirs mal faits. La course vers l’échec. Je commande, le serveur me sourit. Arc en ciel factice, dose minimale avant l’extase. Je pense à la liste de courses. Etre une bonne mère, être sexy ce soir. Il ne m’aime plus, moi non plus. Il arrive, le premier verre. Libération. Couleur ambrée. Le poison s’infiltre. Soulagement. Aucun regard aux aguets, aucun jugement aux alentours. Tout juste l’indifférence du personnel qui en a vu d’autres.
Sur les arbres quelques feuilles s’offrent à un soleil triste. C’est le printemps. Un printemps d’opérette orchestré par la pluie. Cela monte doucement, l’ivresse, puis enfin la lassitude comme camarade. Çà et là quelques néons auscultent la nuit. Troisième verre. Le deuxième je l’ai oublié. Face à moi un bistrot, il s’appelle la Liberté. Je ris à l’intérieur. Des hommes, des femmes, ils marchent. La rue est pleine de vide, la rue est pleine de bruits. Je me soustraits. Avec difficulté, Je discerne l’heure sur l’horloge. Il est tard, bien trop tard. Culpabilité. La peau qui s’affaisse et la séduction aussi. Une autre a pris possession de moi. Les enfants, le dîner, le rôti-patates au four, ils attendront. Sur ma table, des cacahuètes trop salées au gout d’infarctus. A côté de moi, un type un peu raide avec un faciès de ventriloque en profite pour mater mes jambes. Tout autour un halo de discussions très vagues, un accent anglais tout aussi vague, des amoureux qui se chamaillent.
Paris, 31 mai 2013, 14ème arrondissement, Place Edgar Quinet. Instantané de fuite ordinaire d’une femme ordinaire. Je paye l’addition. Il faut toujours payer.