« Gide, qui est le critique du Salon et qui écrit la première belle appréciation sur l’art de Maillol. Il dit de La Méditerranée : « Elle est belle, elle ne signifie rien ; c’est une œuvre silencieuse. Je crois qu’il faut remonter loin en arrière pour trouver une aussi complète négligence de toute préoccupation étrangère à la simple manifestation de la beauté. » En deux phrases, Gide a tout dit ! »Cette critique est parue dans la Gazette des Beaux-Arts du 1er décembre 1905, 582ème livraison. Elle mérite d'être donnée en intégralité. Les nombres entre crochets indiquent la pagination originale. Certaines des reproductions données dans la revue ne sont pas disponibles en images de meilleure qualité, ce sont donc les images en noir et blanc de la numérisation Gallica qui sont présentées.
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Je n'ai pas la prétention d'écrire un guide du Salon d'Automne. Simplement, m'y promenant de salle en salle, je causerai tout en marchant. L'on m'excusera de passer sans m'arrêter devant tels artistes que pourtant j'aime ou j'admire, craignant, par une nomenclature trop longue, de lasser le lecteur et moi-même, me réservant d'ailleurs de parler d'eux quelque autre jour plus longuement que je ne pourrais le faire aujourd'hui.
C'est sous le patronage de Ingres et de Manet que s'ouvrit cette année le Salon d'Automne. Un habile groupement de belles œuvres de ces deux maîtres ne nous apprit pas sur eux grand'chose de neuf, mais s'éclaira dans ce milieu d'une manière particulièrement intéressante et, en tant que manifestation, prit une assez sérieuse importance. Certains, qui n'avaient su trouver de salle en salle que des motifs d'exaspérer toujours plus leur humeur, purent se réfugier dans la « salle Ingres », se reposer dans la contemplation du Bain turc, admirer, dans la collection des dessins qui servirent au détail de cette œuvre1, par quel patient travail avait su se soutenir et se tempérer tant de ferveur. Quelle erreur ou quel indécent amour de paradoxe poussait ces jeunes peintres dévergondés à se réclamer précisément d'un tel maître?
Manet, passait encore ! L'Olympia avait beau être une façon de chef-d'œuvre, on lui pardonnait mal d'avoir d'abord scandalisé. [476] Rien d'étonnant si les jeunes peintres aujourd'hui s'autorisaient de ce scandale pour scandaliser à leur tour. Figurer au Salon d'Automne, après tout Manet ne l'avait pas volé ! Mais monsieur Ingres !
Passait encore que ces jeunes peintres, avec Manet, se posassent en anarchistes; on consentait qu'ils représentassent quelque chose comme l'extrême-gauche en peinture; mais avec Ingres, que prétendaient-ils donc? représenter non plus tel excessif paradoxe de l'art, mais l'art tout simplement, le grand Art ? que dis-je, continuer la tradition, peut-être? On imaginait Ingres revivant, son indignation, sa stupeur.
Je veux l'imaginer à mon tour, s'indignant d'abord de Manet. Puis j'imagine Manet lui répondant : – « Tout grand peintre apporte une façon nouvelle de voir; que lui sert la nouveauté de la main, s'il n'a pas la nouveauté de l'œil ? Tout grand peintre impose pour un temps cette façon de voir nouvelle, l'impose difficilement. Souvenez-vous de vos débuts, monsieur Ingres. Fites-vous [sic] assez crier, vous-même, avec les portraits des Rivière On n'avait pas encore su voir ainsi. Puis on s'y fit. A peine comprend-on maintenant le scandale que mes toiles causèrent, et si j'exposais aujourd'hui, mes tableaux ne seraient remarqués que pour ce qui fait leur valeur. Tout grand peintre exerce une double influence, laisse un double sillage. Vous avez deux sortes d'élèves les premiers ont imité votre forme; les seconds ont écouté votre esprit. Les premiers ne se sont pas assez dit que forme sans esprit demeurait forme morte, que lignes et couleurs ne valaient que comme moyens d'expression. Les seconds ont compris que toute forme devenait vaine dont l'émotion, qui d'abord l'avait animée, se retirait. Cherchez et trouvez les premiers dans les autres Salons, dans les Écoles. Les seconds sont ici. » Et doucement Manet l'amènerait vers Cézanne. Ingres l'arrêterait devant Maillol.
On vient de voir dans une salle spéciale du rez-de-chaussée d'inégales œuvres de M. Rodin, quelques-unes admirables, chacune pantelante, inquiète, signifiante, pleine de pathétique clameur. On arrive au premier étage, dans cette salle pas très grande au milieu de laquelle repose la grande femme assise de M. Maillol. Elle est belle; elle ne signifie rien; c'est une œuvre silencieuse. Je crois qu'il faut remonter loin en arrière pour trouver une aussi complète négligence de toute préoccupation étrangère à la simple manifestation de la beauté.
[478] L'œuvre d'art n'est pas toujours le résultat d'une émotion qui s'extériorise. Ou, du moins, cette émotion peut naître, non plus de l'artiste lui-même, spontanément ou causée par le choc de la vie; la matière même de l'œuvre d'art, cette matière à l'état brut, – couleurs, sonorités, mots et rythmes, pierre ou argile à modeler, – peut suffire à plonger l'artiste dans le délire créateur.
J'imagine mal un Rodin se demandant devant un bloc de marbre « Sera-t-il dieu, table, ou cuvette? » Volontiers je le vois tourmenté par une idée plastique, comme Beethoven par une idée musicale, comme Vigny par une idée poétique, cherchant fiévreusement l'expression de son inquiétude. Je songe à l'impatience auguste de Beethoven, haletant dans l'effort d'asservir une forme rebelle. Je songe à cette volonté de Michel-Ange criant au marbre « Tu céderas ! »
En face de ceux-là je vois des artistes tranquilles un Bach, un Phidias, un Raphaël. La beauté de leur art est ce qui, d'abord et presque uniquement, les émeut. Ils ne veulent rien précisément traduire et ne cherchent point à leur œuvre d'autre nécessité que sa beauté. Mais l'émotion vient, naturellement, habiter cette forme belle, comme la vivifiante étincelle de Prométhée la Pandore qu'il modela.
Les premiers sont plus pathétiques. L'œuvre des seconds est plus impénétrable, plus solide, d'un plus grand poids.
M. Maillol, ainsi, ne procède pas d'une idée qu'il prétende exprimer en marbre; il part de la matière même, terre ou pierre, qu'on sent qu'il aura longuement contemplée, puis dégrossie, qu'il émancipe enfin à coups de puissantes caresses. Chacune de ses œuvres garde un peu de l'élémentaire pesanteur. Ses statuettes de l'an passé m'inquiétèrent, il est vrai; une sorte d'élégance allongée n'augmentait leur séduction qu'aux dépens de leur gravité. Mais voici son œuvre la plus grave.
Je constate en passant que chaque fois jusqu'à présent qu'un sculpteur s'est écarté du canon grec, c'est que quelque besoin de caractère et d'expression l'y poussait. Ici point; et c'est là ce qui, plus tard, semblera sans doute de capitale importance dans l'histoire de l'art : l'accord parfait du corps humain est obtenu par d'autres chiffres; l'équation n'est plus la même et l'harmonie n'est pourtant pas rompue.
Que la lumière est belle sur cette épaule ! Que l'ombre est belle où s'incline ce front! Aucune pensée ne le ride; aucune passion ne [479] tourmente ces seins puissants. Simple beauté des plans, des lignes..., nul détail inutile, nulle coquetterie la noble forme reste fruste, idéalisée fortement, non point spiritualisée, comme on croit trop souvent que le mot veut dire, mais simplifiée, de manière qu'on y peut entendre chaque muscle, mais qu'aucun ne s'y vient indiscrètement affirmer. Cela est d'un poids admirable; massivité, pesanteur de la tête sur le bras, imposante massivité de l'épaule2...
(Salon d'Automne)
Si ce n'était pas pour M. Vuillard, je ne quitterais pas M. Maillol.
Panneau décoratif par M. Vuillard
L'anarchie règne. Il faut, devant chaque artiste nouveau, se faire une nouvelle esthétique. Ce n'est pas à présent que j'examinerai si [480] c'est ou tant pis ou tant mieux. Mais de quel intérêt est notre époque ! Aucune autre encore parut-elle à la fois aussi puissante et diverse ?... Je cherche sur quel plan les critiques futurs pourront à la fois situer d'aussi indépendantes personnalités que Gauguin, Cézanne, Renoir, Degas et Monet. Par où les sentira-t-on « de la même époque » ?Je reviens aux panneaux de M. Vuillard. Je ne sais ce qu'il faut aimer le plus ici. C'est peut-être M. Vuillard lui-même. Il se raconte intimement. Je connais peu d'œuvres où la conversation avec l'auteur soit plus directe. Cela vient, je crois, de ce que son pinceau ne s'affranchit jamais de l'émotion qui le guide, et que le monde extérieur, pour lui, reste toujours prétexte et disponible moyen d'expression. Cela vient surtout de ce qu'il parle à voix presque basse, comme il sied pour la confidence, et qu'on se penche pour l'écouter.
Il est d'une mélancolie point romantique, point hautaine, discrète, et qui garde un vêtement de tous les jours, d'une tendresse caressante, et je dirais presque timide, si ce mot se pouvait accorder avec déjà tant de maîtrise. Oui, je sens en lui, malgré la réussite, le charme d'une inquiétude et d'un doute. Il n'avance point une couleur qu'il ne l'excuse par un subtil et précieux rappel. Trop délicat pour affirmer, il insinue, – dans ces deux grands « paysages avec figures », c'est un indéfinissable violet carminé, – mais avec tant de sûreté que, restant encore surprenant, ce carmin paraît pourtant nécessaire. Nulle recherche d'éclat; un constant besoin d'harmonie par une entente à la fois intuitive et savante des [481] rapports, chaque couleur explique inopinément sa voisine, obtient d'elle, et réciproquement, un aveu.
J'admire surtout le panneau de droite, et ne me lasse pas d'aimer cette femme couchée. Dans ce visage, de dessin comme éludé, quelle grâce ! Quelle mollesse, quel abandon dans cette robe ! Quelle justesse de ton dans la pourpre indication du rocking-chair qui la balance ! La proportion, la place des nuages au-dessus d'elle,
l'arabesque des allées du jardin, du tronc des arbres. En vain détaillerais-je mon plaisir. Je le brusque pour passer outre.
Comment faire comprendre à ceux qui n'y sont pas sensibles l'intérêt des toiles de Bonnard ? Plus d'esprit, d'espièglerie même, que de raison fait de la composition de chacune quelque chose de bizarrement neuf et d'excitant. L'examen, l'analyse n'épuisent pas cette sorte d'esthétique amusement qu'on y goûte, car il naît de la couleur même, du dessin, et non de quelque explicable ingéniosité. Qu'il peigne un omnibus, un chien, un chat, une escabelle, sa touche même est polissonne, tout indépendamment du sujet.
[482] Ce serait diminuer M. Bonnard que de ne voir pourtant, en lui qu'un humoriste. Irrégulier, chercheur, inventif, jamais morne, il devient parfois excellent. Deux des toiles qu'il expose cette année : le Tubet le Cabinet de toilette, sont parmi ses meilleures; mais malgré ses défauts, je m'intéresse plus encore à la grande, celle qu'il intitule Sommeil. Sur un lit houleux et défait, chaud d'une chaleur animale, une incertaine créature humaine est couchée, dans la pose à peu près de l'Hermaphrodite Borghèse. La lumière blondit précieusement le bas du corps, vient mourir sur les reins. Le haut du corps semble se vallonner dans l'ombre; indécis, flasque, comme privé de tout interne soutien. Je préfère supposer qu'il eut été facile à M. Bonnard de mettre tout plus solidement « à sa place », et qu'il s'en est peu soucié. On dirait qu'il renonce d'emblée à tout ce qu'un autre eut aussi bien pu faire et qu'il ne se réserve de valoir que là où cet autre eut faibli. Sa peinture en est plus personnelle. Sans doute; mais n'est-ce pas une triste infirmité de notre époque de ne savoir reconnaître la personnalité d'un artiste que lorsque son œuvre imparfaite ou inachevée l'exagère ? N'est-ce pas là ce qui fait si souvent l'artiste s'arrêter dans son œuvre à peine ébauchée, craindre de la porter plus loin et s'en séparer avant terme? Je consens qu'il haïsse certaine perfection académique où le plus médiocre a souvent le plus de chances de réussir, mais, plutôt que ces imperfections consenties, ne serait-il pas plus habile d'y opposer une conception de la perfection différente, et., parmi tant de charmantes ébauches, quelques œuvres parfaites... différemment ?
M. Laprade est arrivé très jeune au succès. Le public (je parle d'un public de choix) l'a découvert d'autant plus vite qu'il n'a pas eu lui-même il à chercher longtemps. Je sens en lui les plus heureux dons naturels; mais je sens mal la discipline à laquelle on les pourrait souhaiter soumis. Si plaisant que soit ce qu'il dit, je voudrais sentir mieux qu'il a plus encore à nous dire et qu'il ne s'est pas contenté. Du reste, rien chez lui de la faconde d'un d'Espagnat. Laprade reste fin, aristocrate. Je ne me méprends pas à l'aspect négligé de ses toiles; mais cette négligence ne m'apparaît point tant savante que consciente et soigneusement protégée. Son pinceau complaisamment irréfléchi semble avant tout désireux de conserver une façon de peindre « artiste », j'emploie ce mot à la manière des Goncourt parlant de « l'écriture artiste », et se félicitant de l'avoir. Tout cela ne va pas sans quelque complaisance envers soi-même.
[483] Pour plus de commodité, je veux admettre que M. Henri Matisse ait les plus beaux dons naturels. Le fait est qu'il nous avait donné précédemment des œuvres pleines de sève et de la plus heureuse vigueur. Les toiles qu'il présente aujourd'hui ont l'aspect d'exposés
de théorèmes. – Je suis resté longtemps dans cette salle. J'écoutais les gens qui passaient, et lorsque j'entendais crier devant Matisse : « C'est de la folie! » j'avais envie de répliquer : « Mais non, Monsieur; tout au contraire. C'est un produit de théories. » – Tout s'y peut déduire, expliquer; l'intuition n'y a que faire. Sans doute, quand M. Matisse peint le front de cette femme couleur pomme et [484] ce tronc d'arbre rouge franc, il peut nous dire « C'est parce que... » Oui, raisonnable cette peinture, et raisonneuse mêmeplutôt. Combien loin de la lyrique outrance d'un van Gogh ! – Et dans les coulisses j'entends « Il faut que tous les tons soient outrés. » « L'ennemi de toute peinture est le gris. » « Que l'artiste
ne craigne jamais de dépasser la mesure. »3 M. Matisse, vous vous l'êtes laissé dire...
Et je comprends de reste comment, en voyant « les autres » se donner l'apparence du style par l'emploi des liaisons, des termes morts et trouver, pour leur timidité, dans les transitions l'excuse et [485] le soutien de leurs prétendues hardiesses, ne pas lâcher la ligne, le contour, de même ne pas quitter une teinte, l'étayer, et, pour l'exprimer dans l'ombre, l'assombrir, – je comprends comment vous vous êtes poussé à bout. « Pour bien écrire, dit Montesquieu, il faut sauter les idées intermédiaires. » – Mais l'art n'est point de se passer enfin de syntaxe; vive, tout au contraire, celui qui sait magnifier jusqu'aux emplois les plus modestes, révéler à la moindre conjonction sa valeur ! L'art n'habite pas les extrêmes; c'est une chose tempérée. Tempérée par quoi ? Par la raison, parbleu ! Mais pas la raison raisonneuse. Cherchons d'autres enseignements.
ANDRÉ GIDE
1. Quelques-uns ont été reproduits dans la Gazette des Beaux-Arts, 1894, t. II, p. 179 et 371. Quant au tableau lui-même, depuis plusieurs mois le plus autorisé des traducteurs d'Ingres, M. Corabeuf, s'occupe à en donner par le burin une digne interprétation, que la Gazette compte publier prochainement.2. Je copiais à Montauban ces phrases que Ingres écrivit au-dessous d'un dessin « Cette beauté qui charme, transporte et fait bien passer les détails du corps humain que les membres sont pour ainsi dire comme des fûts de colonnes. Tels les maitres des maîtres. »3. Phrases du Journal de Delacroix, citées par M. Signac, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme. Paris, 1899, in-8.