Claude Ber : Puisque j’ai ici le rôle, toujours
difficile, de t’interroger sur ton écriture, commençons par une question
abrupte sur le pourquoi de la présence majeure du poème. Nul ne peut répondre à
un impératif du poème qui nous choisit plus que nous ne le choisissons, mais
quelque chose d’unique s’impose à travers lui quand la poésie dit ce qui ne
peut se dire qu’en poésie… Qu’est ce qui, dans le poème, fait pour toi
sommation essentielle ?
Béatrice Bonhomme : Tu sais que j’ai écrit en prose, un texte que
j’avais appelé d’ailleurs « récit poétique », j’ai écrit un journal
et une pièce de théâtre. Des nouvelles également. A chaque fois, ce qui
motivait aussi mon travail était une recherche sur la forme et le sens considérés
ensemble, comme le dit Pierre Jean Jouve. J’ai tenté, par exemple, de réécrire
la même histoire sous trois formes et ça a donné Dernière adolescence, Marges, La Fin de l’éternité. Mais on peut
dire à juste titre que j’ai tout de même fait le choix de l’écriture poétique,
puisque la très grande majorité de mon travail est du côté de la poésie. Poésie
donc, mais là aussi j’ai poursuivi la recherche formelle à travers trois formes,
essentiellement le poème en prose, le vers et le verset.
Pourquoi la poésie ? Je crois que c’est parce que pour moi la poésie est
la forme la plus proche de la pensée impersonnelle et anonyme. La poésie
lyrique, le fond de la poésie lyrique, c’est un fond impersonnel. Un fond
impersonnel rythmé, rythmique. Le moment où le moi se dit, c’est un moment
impersonnel, le moment où l’amour se dit de façon intense, serrée, tenue, c’est
un moment impersonnel, un moment d’impersonnalité paradoxale. Lorsque j’écris
en poésie, je traite d’archétypes comme ceux du corps souffrant, ou bien de
l’enfance, de l’amour, de la maison abandonnée, du deuil. Ce sont des choses
partagées par tous. Pour preuve, le titre choisi par Ilda Tomas et Peter Collier,
titre général s’il en est : Le mot, la
mort, l’amour. Ce n’est pas moi qui ai choisi ce titre, et j’en aurais peut
être choisi un autre, mais je m’y retrouve finalement assez bien dans sa généralité,
dans son impersonnalité même. La poésie, c’est une intensité lyrique impersonnelle, le je et
le tu restent anonymes, le tu c’est la voix du poème, l’autre en soi, tout le
monde, n’importe qui. Ce qui est partageable par la poésie, c’est
paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, sans mesure commune, mais qui
devient commune par les mots de la poésie. Nous touchons là au paradoxe qui
veut qu’entre les humains, le plus communicable soit aussi le plus intime. Il s’agit
d’amener l’absolu singulier vers la proximité, vers le commun partageable,
comme le dit Christian Doumet. La
poésie semble donc inséparable d’un point de vue individuel et être en même
temps un lieu commun. Liée à mon histoire personnelle, à ma vie la plus intime,
elle est pourtant partagée par tous. L’émotion poétique, en ce qu’elle a de
spécifique, est un mouvement qui part du plus intime mais se projette dans le
monde et dans les mots : elle me met littéralement hors de moi, et par là
devient communicable. Le sujet lyrique est transpersonnel. C’est un « nous »
qui unit la première personne du singulier à la première du pluriel. Comme le
montre Michel Collot, loin de nous enfermer dans la sphère du sentiment
personnel, le lyrisme moderne est inséparable d’un travail sur soi et sur la
matière du monde et des mots. La poésie est pour moi un moment partageable
parce qu’impersonnel. Cependant la généralité n’est pas donnée. C’est le fruit
d’un travail, d’un effort d’écriture.
Et
le vers tente de rendre ce moment partageable par tous, l’amour, l’enfance, la
perte, ou plus simplement l’eau de la pompe, les pierres, les oiseaux, l’herbe,
la mousse, les rencontres quotidiennes, un regard sur le monde. Les vers sont
pour moi une sorte de chant lyrique impersonnel, un échange où tous peuvent se
retrouver, comme si n’importe qui était traversé par une musique simple, un peu
universelle finalement. En outre, quand je lis de la poésie ou quand j’en
écris, je suis dans la rencontre, la porosité. Cela me permet une plus grande
disponibilité au monde, une plus grande dilatation. Enfin la poésie me paraît
capable de transmettre des comportements, une éthique, une philosophie, des
rituels humains, des relations aux éléments, qui gardent toute leur importance
dans un monde de plus en plus déshumanisé, qui se cache derrière des écrans et
qui a perdu le lien à l’autre et au monde.
Pourtant, je reste toujours attirée par le théâtre. J’imagine une pièce assez
picturale, visuelle, qui serait faite de fulgurances et d’éclats sur fond de
fresques et de tableaux et permettrait de faire passer un rythme, des rituels
et des liens. Mais ce serait toujours de la poésie. Je ne
réfléchis pas en clivages formels mais en traversées hybrides et
transgénériques.
CB : Dans ce paradoxe, que tu soulignes et qui rend le plus singulier
partageable, tu as opté, notamment dans le travail
remarquable accompli depuis des années dans la Revue Nu(e), pour la singularité
hors souci d’école ou de courant. Pourrais-tu éclairer brièvement cette
indépendance qui te caractérise et évoquer en même temps ceux que Char nomme « les
alliés substantiels », qu’on pourrait aussi nommer les intercesseurs, qui
t’ont fait entrer dans le territoire du poème ou t’y accompagnent.
BB : Je ne sais pas
trop quoi répondre car j’aurais pu faire partie de certains mouvements, rester
dans le sillage de poètes mille fois plus reconnus que moi, mais j’ai toujours
eu quelque chose d’indépendant, de décalé, et je n’ai jamais voulu me plier à
un parti, à des écoles. Ma revue relève de la même volonté de me tenir en
dehors de toute ligne. On me l’a reproché assez souvent, mais moi ce qui
m’intéressait, c’est de rendre compte, sans a
priori, sans exclusion, de ce qu’est actuellement le paysage poétique
contemporain en France. L’exigence d’accord, la qualité des textes, mais une
grande ouverture et une vraie attention à des écritures différentes. Donner carte
blanche à des poètes de grande qualité de quelque bord que ce soit. En tant que
critique littéraire, de la même façon je m’intéresse à toutes sortes
d’écritures, des écritures plus formelles ou littérales comme à des écritures
lyriques ou davantage tournées vers un désir de signification. Ces catégories
me semblent poreuses les unes aux autres de toute façon. Peut-être que ce qui
diffère, c’est l’habitation de la langue. Le lyrique accepte d’habiter la
langue, même si c’est sans naïveté, sans mièvrerie dans un chant souvent
désenchanté. Sans avoir pleine confiance dans le langage, comme je n’avais pas
d’autre maison et que nous étions des exilés, j’ai accepté d’habiter la langue.
J’ai habité la langue comme on habite une enfance, une maison, un pays, puisque
tout au départ avait été enlevé. Il me fallait au moins ce désir là pour exister.
CB : Dans ce lyrisme distancé, dont tu parles et qui est indissociable de
notre condition de « moderne » et des doutes qui la travaillent,
peux-tu préciser les dominantes de tes choix d’écriture, ta manière d’habiter
la langue …
BB : Je pense qu’on peut sans
doute dire que j’ai une écriture assez classique, qui refuse une modernité
plaquée, et j’accepte finalement de dire que je suis une lyrique. Mon travail
sur la forme et en particulier le verset peut le faire penser. J’ai beaucoup
appris de Jouve, Vargaftig et Stétié en ce qui
concerne la forme. Mais de toutes façons, je n’aime pas trop les
catégories et je préfère penser que je suis un peu inclassable dans le monde de
la poésie même si en France, on aime bien les taxinomies, les rangements, les
tiroirs.
Alors ma lignée poétique. Je vais juste parler des poètes que j’ai aimés. Racine
quand j’avais 12 ans. Je l’ai lu et relu et je m’en répétais sans cesse des
tirades entières. Saint-John Perse et Dante que me récitait mon père quand
j’avais 15 ans. Baudelaire, Verlaine, Rimbaud durant cette période aussi et à
18 ans j’ai lu Eluard et Desnos. Segalen auquel j’accorde une place
particulière. Puis j’ai rencontré l’œuvre de Jouve. D’abord par le biais du
roman, ensuite j’ai abordé la poésie sans tout de suite la comprendre sans
doute. Curieusement, les romanciers ont pour moi été aussi des poètes :
Alain Fournier, Julien Gracq, Jean Giono dans Un roi sans divertissement, Jouve romancier dans Paulina et dans Les Années
profondes, La Colette de Sido,
Virginia Woolf, Marguerite Duras, Claude Simon. Et parmi les poètes
contemporains, je citerai juste ceux qui m’ont amenée à la poésie : Bernard
Vargaftig, Marie-Claire Bancquart, James Sacré, Salah Stétié, Yves Bonnefoy. Je
les considère d’une certaine façon comme des alliés substantiels puisque la lecture
de leurs poèmes me ramène à l’émerveillement du monde.
CB : On ressent, à te lire, cet émerveillement du monde, cette célébration
de la lumière présente dans tes poèmes et en même temps, ils s’enracinent
aussi, me semble-t-il, dans un manque essentiel, dans ce qu’on pourrait nommer
le « regard mélancolique » sous
lequel tout se défait et qui pressent
en tout instant sa fin ; je pense au
sens initial du terme de « représentation » en peinture qui,
originellement, « représentait » ce qui n’existait pas, anges, dieux
etc. Il y a dans ton écriture une analogue manière de représenter non ce qui
n’est pas, mais ce qui n’est plus ou ce qui est toujours déjà en passe de
disparaître. Dans une présence absence, où les choses sont à la fois données et
soustraites. La place de la description dans tes textes, leur dimension
picturale est aussi significative d’un lien avec les arts plastiques, dont il
serait intéressant que tu précises l’importance.
BB : Le lien à la
peinture est comme le lien aux mots, un lien charnel, physique. J’ai été élevée
dans l’odeur de peinture et de térébenthine. Mon père, au début, n’avait pas
d’atelier. Il n’avait pas d’autre
ambition que de créer. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait
partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des
palettes. C’était concret. Les couleurs, c’était de la matière, du matériau,
les formes habitaient le monde avec nous. Je ne faisais pas vraiment de
différence entre la table de la salle à manger et un appentis où poser des pots
de couleurs. L’art faisait partie du quotidien, on vivait au milieu, parmi les
tableaux, les fresques peintes sur les murs, les vitraux de couleur. C’était
partout. J’étais parmi la peinture comme parmi les meubles auxquels on se tient
pour apprendre à marcher, les mots auxquels on s’accroche pour apprendre à
parler ou à lire. La peinture, c’est pour moi une langue aussi charnelle,
matérielle et physique que le langage des mots. J'aime bien ce que dit Sartre de son enfance :
"Je pris longtemps le langage pour
le monde. Exister c'était posséder une appellation contrôlée quelque part sur
les tables infinies du verbe, écrire, prendre les choses vivantes au piège des
mots : si je combinais les mots ingénieusement l'objet s'empêtrait dans les
signes et je le tenais (...). Les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes
bêtes domestiques, mon étable et ma campagne." Je pourrais dire la
même chose, mais aussi de la peinture, de la couleur, des formes, des tableaux.
La différence, c’est que mon enfance a été aussi une enfance en pleine nature,
souvent en pleine campagne et que les mots ou la peinture ne remplaçaient pas
le monde. Ils en faisaient partie.
Revenons
à la peinture. Mon père recevait une revue. Elle s’appelait L’Œil et je passais du temps à la feuilleter
un peu, sans trop comprendre. Comme je n’allais pas à l’école, je restais là à
traîner parmi les pots de peinture et une fois par jour, de l’âge de 4 ans à 10
ans, ma mère me faisait travailler 15 minutes. Elle me donnait une petite
reproduction de tableau, ou l’image d’un monument historique et elle me
demandait de le décrire et de rédiger la description.
Puis j’ai travaillé avec de nombreux plasticiens pour la revue Nue et pour mes livres d’artistes comme
Albert Woda, Alexandre Hollan, Farhad Ostovani, Nasser Assar, Sonia Guerin,
Alberte Garibbo, etc…
S’il y a pour moi une forme qui dans la poésie est liée à la peinture, c’est le
poème en prose. Comme dans La Maison
abandonnée qui décrit une fresque et qui est pour moi liée à la peinture, à
la description visuelle. C’est comme un tableau, c’est le lieu du regard comme
de petits tableaux qui chercheraient à fuir du champ de la caméra, du champ
visuel, par quelque chose qu’on n’arriverait jamais à saisir et qui échappe
justement à la description. C’est une écriture moins marquée par le lyrisme ou
la nostalgie que le vers ou le verset. La prose dans ce texte est d’ailleurs
ancrée dans le présent d’une rencontre ponctuelle. Elle décrit des fresques et
des tableaux réels. C’est une maison abandonnée, par exemple, rencontrée au
détour d’une rue, une maison au présent, tandis que les vers renferment une
épaisseur temporelle liée au passé, au temps arrêté, à l’enfance.
J’ai tenté ensuite de poursuivre ce lien à la peinture et à l’enfance sur
d’autres supports comme les lanternes magiques, les diaporamas qui constituent
aussi l’enfance du cinéma.
CB : Dans cette fresque, que dessine ton travail reviennent des images, des
métaphores récurrentes, un univers qui te caractérise. Je pense notamment à la
répétition de motifs insistants tels que la mer, la lumière, la couleur bleu,
de thématiques majeures comme l’enfance, la mort, l’amour, de figures dominantes,
l’amant, le père… Même si le poème travaille une matière humaine universelle,
anonyme comme tu le dis, chaque poète le fait d’une manière qui lui est propre
et qui fait résonner sa voix. Comment abordes-tu ces « motifs
impersonnels » pour reprendre tes termes ?
BB : J’aborde des motifs
impersonnels assez universellement ressentis comme l’amour, le lien à
l’enfance, le deuil. Des motifs simples tissés dans des mots simples. Toute une
partie de ma poésie, c’est vrai, évoque la rencontre et l’instant, les
paysages, la nature, les arbres, le lien au monde. D’autres textes chantent le
lien amoureux, enfin il y a le rituel funéraire qui dans Mutilation d’arbre prend la forme d’un cri et dans Passant de la lumière d’une psalmodie. Je
trouve significatif que, dans le livre d’Ilda Tomas et Peter Collier, certaines
personnes qui avaient été contactées pour des articles, ont préféré offrir des
poèmes disant leurs deuils personnels, la perte de la mère ou du frère, comme
si ce que j’avais pu écrire sur mes propres deuils, les avait amenés à partager
ce qu’ils ressentaient. Dans l’entretien même, Dorothée Catoen me dit que ce
que j’ai écrit dans Mutilation d’arbre
ou Passant de la lumière l’a aidée
lorsqu’elle a vécu le deuil de son père. Cela m’a semblé curieux sur le moment,
le fait que les articles aient insisté sur le deuil et que les poèmes offerts
soient des poèmes de deuil. Je n’aimais pas trop ce rôle de pleureuse que
j’avais l’impression qu’on me faisait porter. D’autant que sur toute l’œuvre,
il n’y a vraiment que deux recueils de deuil mais je pense finalement que ce
témoignage est important car cela prouve que je ne parle pas de moi ou de mon
père mais bien de quelque chose de partagé par la condition de tous. De même, l’enfance
quelle qu’elle soit, malheureuse ou heureuse, a une importance centrale pour la
formation de l’écrivain. Bien sûr que j’écris par rapport à une expérience tout
à fait réelle et personnelle et que tout est ancré dans le vécu mais, en
revanche, il ne s’agit pas de biographèmes. J’ai été étonnée que les questions
de Dorothée Catoen dans l’entretien du livre portent finalement beaucoup sur la
biographie mais je me suis aperçue que tenter d’y répondre au fur à mesure
m’amener à réfléchir à une écriture, à une façon d’écrire le monde et que la
biographie n’avait que cet intérêt, celui d’amener à autre chose, à des motifs
d’écriture. C’est une traversée de certains motifs, ceux qui soulignent la
place de l’homme dans le monde, et tributaires aussi de l’importance du mot.
L’enfance, parce que c’est dans l’enfance que l’on vit cette première
expérience primordiale du rapport au monde et aux mots, les deux n’étant pas
séparés comme ils le seront plus tard lorsqu’une sorte d’expérience de la
faille va intervenir. La poésie pour moi justement c’est le lien retrouvé, le lien tissé dans l’amour ou la mort, le lien
à l’autre, le lien au monde. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des
paysages méditerranéens sont tissés, cousus ensemble et apparaissent comme dans
une tapisserie, une fresque, un tissage. Comme des matériaux et des couleurs
dans le texte. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à
l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et
les mots. La mer et les paysages qui
lui sont associés, le bleu et les couleurs du paysage, la lumière et les corps,
comme des matériaux de la fresque et de la tapisserie. Mon père travaillait sur
des morceaux de carton où il posait des formes et des couleurs. Pour moi, ces
morceaux de carton, c’est le quotidien où poser des couleurs, des mots. Des
fils rouge ou bleu que je tire et je tisse suivant différentes formes.
CB : Cette image du
tissage, de la tapisserie – texte et tissu ont même origine… – caractérise
effectivement ton écriture, avec ce qu’elle inclut de répétition, de reprise,
de retour des mêmes thèmes et images, mais aussi avec ce qu’elle implique de travail
rythmique, de tonalité parfois monocorde. Peux-tu nous parler de cette
importance du rythme, du souffle dans ton travail, où l’image du poumon tient
significativement un rôle central, de ce « verset » qui est dominant
dans tes textes et du rapport au temps qui s’y exprime.
BB : Je me situe pour ma
recherche du verset dans la lignée Segalen, Jouve. De façon plus lointaine Péguy
pour le souffle, la répétition et la relance et Claudel pour le lien de
porosité au monde. Le verset me permet une amplitude, une respiration lyrique
et il a un lien fort justement au rituel et au retour d’une sorte de rythmique
circulaire qui a un rapport avec la mémoire. Mon travail porte beaucoup sur la
répétition et j’ai travaillé avec Serge Popoff, graveur, sur les états
différents d’une même gravure et les passages différents de l’encre. C’est à ce
moment là, d’ailleurs, que j’ai écrit mes premiers versets comme Femme de tulle et de pierre qui, significativement, est
dédié à un plasticien. Sur la disposition, la composition de la page, le blanc
devient une composante du rythme. Ce rapport au blanc est un rapport au corps,
dans la réalisation où la langue se présente comme une matière plus ou moins
dense, un ensemble de signes plus ou moins espacés. Les motifs du souffle et de
la respiration, aller-retour du souffle, animent mes poèmes. Je recherche dans
ma lecture à haute voix qui est toujours volontairement monocorde, sans
théâtralisation aucune, une discrétion prosodique. Je voudrais arriver à créer
une sorte de phrase nue, marquée juste par le rythme et la répétition qui
serait comme le rythme naturel du sang, du battement du cœur, le flux et le
reflux de la mer. Et créer ainsi chez celui qui m'écoute une sorte d'hypnose,
un apaisement, un bercement, une réparation. Des mots qui réparent, reprisent
et recousent. Litanie d'un battement au plus près de la pulsation du corps, du
sang dans le corps. Les mots du corps dans mes textes sont les mots mêmes de la
respiration ou du manque de respiration,
du souffle, du cœur et du sang.
Le pouls du poème est un rythme qui bat, comme le pouls de la mer, comme un
flux et un reflux. Avec un aller-retour, un travail sur la répétition, sur la
litanie, la syntaxe devient rythme. Et c'est là, dans ce corps même,
qu'intervient une certaine sacralisation (immanente). S'il y a présence du
sacré, elle est dans le corps lui-même. Là encore je répondrai très simplement
que le mot pour moi est physique, concret, qu'il est dans un rapport direct au
corps. Mes poèmes se fondent sur l'énonciation lyrique non d’un je mais d'un
"tu" dans ce désir de s’adresser à l’autre dans le poème, ou encore
d'un "il" et d'un "elle" dans une sorte de dialogue des
voix. Le texte devient ainsi, pour moi, non plus expression d'un lyrisme
personnel, mais lieu de partition, lieu musical et pictural. D'autre part, il
n'est nullement synonyme d'effusion subjective. Car il ne s'agit pas ici de
jouer de la corde des sentiments pour tenter d'émouvoir le lecteur, mais
d'abord de mettre sous tension le langage pour redécouvrir un rythme presque
élémentaire en ce qui me concerne, rythme primordial, immémorial. Un
"je" donc quelquefois dans mes poèmes, mais surtout un "tu"
ou encore, pour créer cette impersonnalité et cette distance que je cherche, quand
la poésie traverse de façon anonyme, un "il" et un "elle",
interchangeables d’ailleurs, androgynes, avec un travail sur l’ambiguïté volontaire
de l’accord des participes passés.
CB : Dans cette
quête d’un rythme élémentaire, où le corps est primordial, j’ai envie, en dernière question, de te demander comment tu ressens
l’importance de la parole poétique en nos temps dominés par l’ « universel
reportage » pour reprendre l’expression de Mallarmé et comment tu te
situes dans la poésie contemporaine, dans cette constellation poétique
disparate, où, au-delà des taxinomies et des étiquetages toujours réducteurs et
face auxquels je partage ta réserve, se dessinent, cependant, une cartographie,
des régions, des paysages du poème…
BB : Je crois que dans une
époque déshumanisée par une technique permanente, les portables, les textos qui
déforment tous les mots, internet et les mails qui empêchent la beauté de
l’écriture et la calligraphie, je crois que l’habitation de la langue est
essentielle. On parle toujours d’habitation du monde, mais la poésie est
d’abord habitation de la langue. Une des choses les plus graves du monde actuel,
c’est la perte de la langue, les gens, les jeunes ont de plus en plus de mal à
habiter une langue, à s’exprimer dans une langue. C’est pourquoi je pense que
le lyrisme et la poésie sont essentiels dans notre société car il apporte une
forme de confiance dans la langue, même si c’est une confiance qui reste
critique et lucide, « une langue de poésie qui se justifiât entièrement
comme chant » dit Jouve. Il ne s’agit pas d’un chant naïf, il s’agit d’un
respect et d’un amour de la langue comme lien à l’autre et au monde, comme possibilité
de pensée.
Comment je me situe : Je me situe
dans la poésie contemporaine par la sensibilité, l’émotion qui m’est
propre, mon amour des mots, mon désir par rapport au poème et à la langue.
Ensuite, je pense être un peu à côté. J’ai une forme d’optimisme, de
simplicité, en ce qui concerne la poésie qui n’est pas de saison, sans doute.
Nous étions des exilés, des marginaux avec pour seules valeurs l’amour, la
culture et l’art. Enfant, j’étais une sauvage, en marge de tout, de l’école, de
la société. J’habitais seule dans un jardin avec les arbres, les chats et les
mots dans ma tête. Je suis devenue une
passeuse de mots par mon métier, par la revue, par mes poèmes, mais je suis
restée cette sauvage qui ne se situe nulle part et ne veut pas être attachée
comme le loup de la fable. Du coup, je ne sais pas du tout où me situer. J’ai
eu envie des mots, de les travailler et de les partager. Voilà tout.