Il y a deux ans, je suis allé aux Diablerets.
Si j'avais aimé le site, j'en avais gardé un souvenir pluvieux et l'esprit chagrin. C'est pourquoi j'avais envie de conjurer le mauvais sort, en dépit de la légende:
"Un berger au coeur avare et dur refusa son secours."
Le châtiment n'avait pas tardé:
"Ces lieux devinrent l'asile des esprits méchants, un vrai carrefour des enfers, point de rendez-vous du sabbat des démons, des damnés et de tous les démons assemblés."
Rien que ça!
Mais, pour le piètre chrétien que je suis, il en faut tout de même plus pour être découragé. Aussi ai-je répondu présent quand l'Association vaudoise des écrivains (AVE) a annoncé qu'elle organisait une journée de lectures là-haut, à quelque 1'150 m d'altitude.
Rien que la perspective de côtoyer des écrivains et de les entendre lire leurs oeuvres me donne, de toute façon, du coeur à l'ouvrage. Car j'éprouve de la gourmandise pour les livres et une grande curiosité pour ceux qui les écrivent...
Comme toujours, j'ai été déçu en bien, parce que la présidente de l'AVE, Sabine Dormond, sait très bien organiser ce genre de petit voyage littéraire et parce qu'elle a l'esprit large.
Car, non seulement des écrivains vaudois, mais des écrivains fribourgeois et savoyards étaient de la partie et ces derniers représentaient avantageusement la Société fribourgeoise des écrivains et la Société des auteurs savoyards.
Dans le petit train qui, depuis Aigle, emporte la quarantaine de voyageurs, un peu avant onze heures du matin, un apéritif - de l'eau, du jus de pomme ou de l'Yvorgne blanc -, est servi avec des mini croissants fourrés à la saucisse et des tresses feuilletées, histoire de mettre les passagers de bonne humeur, comme s'il en était besoin par ce beau temps inespéré.
La première étape est le chef lieu de la commune d'Ormont-Dessus, Vers l'Eglise. Dans le temple de ce village, nous écoutons religieusement les premières lectures.
Michel Bavaud est tout ému. Il vient de perdre un ami et ce lieu le lui rappelle parce qu'il y venait en guise de politesse diplomatique rendue à la famille de cet ami protestant, qui préférait aller à l'église catholique de l'auteur.
Michel Bavaud lit un texte intitulé Les lettres orphelines, celles envoyées par une jeune femme à son cher et tendre, dont on ne connaît malheureusement pas les réponses. L'auditoire n'en saura pas beaucoup plus; l'auteur le laissera sur sa faim...
François Gachoud lit alors un extrait de son livre Sagesse de la montagne. D'expérience il invite ceux qui tout à l'heure gagneront les Diablerets à pied depuis Vers l'Eglise à se hâter avec lenteur.
A la montagne il faut adapter le rythme au temps. Parvenu à un sommet, le marcheur peut en perdre la notion; une heure peut lui sembler un instant et lui donner alors un avant-goût d'éternité...
Suit la lecture d'un long poème par Méas Pech Métral, tiré de son livre Cambodge, je me souviens, poème qui raconte les souvenirs douloureux de la petite fille qu'elle était quand les Khmers rouges sont parvenus au pouvoir dans son pays natal.
Puis suit celle d'un poème de la femme de Gilbert Durand, d'origine chinoise, en hommage à son mari décédé le 7 décembre 2012, qui était un professeur insigne de sociologie et d'anthropologie et pour qui elle vouait une admiration sans bornes, celle d'une disciple à un maître.
Aux Diablerets, l'ultime étape est un chalet, dans le domaine des sources. Il a été construit en 24 heures lors d'un téléthon, il y a une dizaine d'années, après quelques préparatifs...
Les participants y sont accueillis par Nicole Frisch-Pichard , hôtelière et auteur, et son équipe féminine, qui
ont préparé le repas, et par Philippe Grobéty, Syndic de la commune d'Ormont-Dessus, dont dépendent Les Diablerets.
Sous les grands parasols les voyageurs, devenus convives, peuvent alors se délecter d'une soupe aux pommes de terre, aux herbes sauvages et au Chatillon, un fromage d'alpage affiné dans le coin.
Le repas se poursuit par la dégustation de fines tranches de saucisses, de morceaux de lards et de fromage, accompagnés d'un pain délicieux et du même Yvorgne blanc que celui servi dans le train.
Ce festin se termine par des desserts qui me font monter l'eau à la bouche, rien que d'y penser: crèmes anglaises et au chocolat, muffins et, surtout, gâteau succulent à la cassonade...
Martine Magnaridès nous lit un extrait de son beau livre Il est des lieux, dont un passage est notamment consacré à ces deux fleuves frères que sont le Rhin et le Rhône. Thierry Daniel Coulon nous fait rire avec un texte désopilant sur cet animal mythique des montagnes qu'est le dahu. Roger Moiroud, auteur de romans policiers, lit le début de son petit dernier, Le pendu du jardin vagabond (ce jardin existe vraiment à Aix-les-Bains...), juste pour donner l'envie de connaître la suite. Eveline Maradan lit alors un poème de son cru, plein de sensibilité.
Après une pause, les lectures reprennent. Josette Pellet a choisi de nous lire des haïbuns, mélanges savants de
haïkus et de prose. L'un d'eux est une tirade au vitriol contre des riches, arrogants et prétentieux, et contre elle-même... Zaki Ergas, épris de
nature, raconte avec émotion, dans un texte en français - ses livres sont écrits en anglais - le vêlement d'une vache valaisanne, et pas n'importe quelle vache, une reine du Val
d'Hérens.
Daniel Fattore, écrivain, poète, journaliste, blogueur, - et blagueur -, organiste de sa paroisse, lit une nouvelle, Quand pleure l'Arvine, tirée de son recueil Le noeud de l'intrigue, où un cep éponyme pleure de tristesse en regrettant ses sarments perdus et pleure de bonheur à la pensée de revivre bientôt et de porter du fruit...
Comme cette nouvelle est courte, il la complète par deux sonnets, l'un sérieux, l'autre pas, sur les chants d'armaillis, ces bergers typiques des alpes fribourgeoises et vaudoises.
A l'issue de ces poèmes un tel véritable chant est entonné, spontanément, par quelques commensaux...Ce chant impromptu suscite
l'enthousiasme de l'assemblée... et un tonnerre d'applaudissements de sa part.
Parmi les chanteurs il y a les deux poètes Eveline et Daniel, qui ont décidément plein de cordes à leur arc.
Un peu avant cinq heures de l'après-midi les amoureux de littérature voyageuse se retrouvent dans le wagon Chez Rose pour retourner à Aigle, où les adieux se prolongent. Car il est difficile de se quitter après avoir partagé de tels moments de félicité pour le corps et pour l'esprit...
Francis Richard