La culture est présentée par les artistes subventionnés français comme n'étant pas une marchandise, au nom de l'exception culturelle. Vraiment ?
Par Corentin de Salle.
Un article de l'Institut Turgot.
Si les règles de l’OMC s’appliquaient à ce secteur, plusieurs institutions culturelles subventionnées auraient effectivement du souci à se faire mais il est erroné d’affirmer que la libéralisation - qui a généré des avantages considérables pour les producteurs et consommateurs dans tous les autres secteurs - serait nécessairement un mal pour la culture européenne.
On rétorque généralement que « la culture n’est pas une marchandise ». Faux ! La culture est une marchandise comme une autre. Dire cela ne revient pas à identifier culture et marchandise (comme on dit que A = A). La culture ne se réduit pas à une marchandise mais c’est aussi une marchandise. Une création culturelle est produite par l’artiste. Matérielle ou non, elle peut être appropriée ou diffusée en vertu d’une logique commerciale.
S’indigner face à l’énoncé de cette vérité, n’est-ce pas mépriser et méconnaître la nature même de la marchandise ? Le point commun entre les biens et les services culturels et tous les autres biens et services, c’est qu’ils sont tout à la fois évaluables en argent (la monnaie permet de quantifier biens et services hétérogènes) et qu’ils ne se réduisent pas à cela.
On répondra que créer une œuvre d’art est autre chose qu’assembler une voiture ou étiqueter des légumes. Certes, nombre de marchandises sont triviales et banales, mais ce n’est pas le cas de toutes les marchandises. Qu’est-ce qui pourrait justifier une différence de traitement entre l’artiste et les autres professions ? Une dignité supérieure ? La recherche du beau mérite-t-elle plus de protection que la recherche de la vérité ou de la justice au fondement de quantité de métiers ?
Quelle que soit la nature du bien produit ou du service presté, il résulte toujours d’un travail et ce dernier est, selon Karl Marx, l’activité fondamentale de l’homme, celle qui définit littéralement l’humanité, celle qui permet l’épanouissement de la personne, et la conduit à déployer ses « puissances personnelles ». Exprimer l’humanité par son travail n’est pas un privilège inhérent aux seuls artistes. Ainsi, reconnaître que l’objet culturel est - entre autres choses - une marchandise, ce n’est nullement attenter à son authentique dignité.
Les artistes qui ont signé la pétition des frères Dardenne réclament le maintien d’une protection - ou, plutôt, de leurs protecteurs institutionnels. Cette inquiétude vient de loin. Comme l’écrivait le poète Walt Whitman, la culture européenne « plonge ses origines dans les cours royales » et « sent les faveurs du prince ». Rien n’a vraiment changé : la politique culturelle européenne fait largement dépendre les artistes de l’État, maintient la plupart d’entre eux dans la pauvreté et crée constamment des injustices et des inégalités.
En effet, dans un système de subsides, les artistes « bien en cour » et les « gros » acteurs (opéras, théâtres, etc.) raflent tout. La majorité des artistes, elle, doit se contenter des miettes.
Dans une tribune retentissante publiée il y a quelques mois dans le journal « Le Monde », le producteur français Vincent Maraval expliquait que, dans le top 10 des 220 films produits l’année passée en France, un seul était rentable. Pourtant, le cachet de certains acteurs est pharaonique (cinq fois le cachet d’un acteur américain pour des recettes dix fois moindres), le scandale étant ici que ces acteurs sont - dans ce merveilleux système français d’exception culturelle - payés avec l’argent public (au détriment de la masse des autres acteurs, figurants et intermittents de spectacles qui galèrent toute l’année) et par l’obligation qui est faite aux télés nationales de diffuser des quotas de films français.
C’est en raison du caractère « bankable » de l’artiste français en télé que les producteurs estiment le coût du cachet. Les télévisions, obligées de remplir leur quota hebdomadaire de films français, sélectionneront ces derniers en raison de la présence ou non d’artistes français populaires. Ces derniers, conscients de cette contrainte étatique, peuvent alors exercer un chantage sur les producteurs : « je joue dans ton film si tu allonges autant ». Si le producteur refuse, il s’expose au risque de ne pas voir son film diffusé en télé en vertu de la politique des quotas, se privant ainsi d’une source appréciable de revenus. Les lois du marchés sont distordues et dénaturées par cette politique des quotas et engendrent, pour cette raison, des cachets phénoménaux qui ne reflètent en rien la valeur économique de l’acteur comme c’est, par exemple, le cas dans le cinéma américain.
Il faut dire qu’il n’y a pas de ministère de la Culture aux États-Unis. Pourtant, une immense coalition d’entreprises privées, d’agences publiques, d’institutions à but non lucratif, de riches philanthropes, d’universités, de communautés, tous autonomes, finissent par faire « politique ». Par ailleurs, un système fiscal très avantageux (les associations 501c 3) assure une indépendance financière à quantité d’acteurs culturels. Le résultat ? 2 millions de personnes aux États-Unis vivent directement de la culture. Aucun autre pays au monde n’affiche un tel pourcentage d’artistes au sein de sa population.
Cette culture de masse s’impose-t-elle au détriment de la culture classique et élitiste ? Non. A côté des blockbusters d’Hollywood, les États-Unis comptent 1700 orchestres symphoniques ; 7,5 millions de tickets d’opéra y sont vendus chaque saison et les musées y enregistrent environ 500 millions de visites annuelles. Les films d’auteurs à « microbudget » sont beaucoup plus répandus dans ce pays qu’en Europe, et les « petits » trouvent des créneaux spécifiques. D’ailleurs, ce sont souvent les minorités culturelles qui mènent l’innovation artistique.
Faut-il craindre la « déferlante américaine » ? Les geôliers culturels aiment à faire peur à leurs prisonniers. Comme si la culture européenne - riche, diversifiée et pluriséculaire - allait subitement s’effondrer ! C’est là surestimer tout à la fois le rôle véritable des institutions subsidiées et la stupidité des usagers culturels. Pour rester forte, notre identité culturelle doit nécessairement s’ouvrir sur l’extérieur. Elle l’est d’ailleurs depuis toujours. Claude Lévi-Strauss a, depuis longtemps, démontré l’ineptie de cette idée naïve d’une culture originellement pure. Loin de nuire à la spécificité culturelle, le commerce et le libre-échange permettent à une culture de vivre et de se réinventer en permanence. Inversement, c’est quand on veut « protéger » une culture qu’on la fige et qu’elle meurt…
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