Juan de Valdés Leal (Séville, 1622-1690),
L’Immaculée Conception avec deux donateurs, 1661
Huile sur toile, 189,7 x 204,5 cm, Londres, National Gallery
Sa renommée grandissante dans l'interprétation du répertoire français du XIXe siècle ne doit pas faire oublier qu'Hervé Niquet est un amoureux de celui du XVIIe siècle, ce dont sa discographie, de Lully à Charpentier aux moins connus Geoffroy ou Bouteiller, témoigne abondamment. Il exhume aujourd'hui, pour Glossa, l'inédite Missa Macula non est in te, unique œuvre identifiée à ce jour de Louis Le Prince, qu'il enchâsse dans un programme évoquant un office marial.
Les seuls renseignements dont on dispose concernant le compositeur sont contenus dans l'édition de sa Messe, publiée par Robert Ballard en 1663 ; elle nous apprend qu'il était prêtre et maître de chapelle à la cathédrale de Lisieux, tandis qu'une source du XIXe siècle, que je n'ai pas pu consulter et cite donc avec toutes les réserves d'usage, précise qu'il était originaire du Lieuvin et fut curé de Ferrières-Saint-Hilaire de 1668 à sa mort en 1677 (Jules Carlez, « Notice sur Nicolas Le Vavasseur, organiste-compositeur du XVIIe siècle », Société libre de l'Eure, section de l'arrondissement de Bernay ; séance du 27 mars 1892, Bernay, impr. de Mlle A. Lefèvre, 1892). Voici de quoi esquisser moins qu'un portrait, à peine quelques lignes imprécises d'un fragment de l'itinéraire d'un homme qui semble avoir étudié auprès d'assez bons maîtres – peut-être son prédécesseur à Saint-Pierre de Lisieux, Nicolas Le Vavasseur (c.1580-c.1658) ? – et avoir eu les capacités nécessaires pour tirer parti de leurs leçons et être en mesure de produire une œuvre d'aussi bonne facture que la Missa Macula non est in te. À six voix et de style volontairement archaïsant, ce que fait oublier en partie l'option interprétative, au demeurant parfaitement défendable d'un point de vue historique, retenue par Hervé Niquet, lequel a choisi de doubler les voix par des instruments alors que la partition originale est écrite a cappella, cette messe peut être regardée comme totalement représentative de l'équilibre retrouvé de l’Église au début du règne personnel de Louis XIV, à la mort de Mazarin en 1661. Il s'agit d'une œuvre qui dégage un puissant sentiment d'équilibre, de solennité tranquille, et se révèle d'une esthétique très française par son refus de la fioriture et de l'excès, son architecture toute de lignes claires. De façon très judicieuse, les pièces qui complètent le programme appartiennent, elles, à la tendance italianisante qui n'a cessé de traverser et de nourrir la musique de la France du XVIIe siècle, bien qu'elle s'en soit quelquefois âprement défendue. Qu'il s'agisse du tendre O dulcissime Domine du Florentin Lully ou des motets de Charpentier, élève, rappelons-le, de Carissimi à Rome, le théâtre y est très présent, reléguant parfois la dimension contemplative au second plan. De la joie du Gaudete fideles, qui célèbre Saint Bernard sur un rythme de danse, à l'intimité chaleureuse d'O pretiosum, le goût du musicien de mademoiselle de Guise pour des contrastes dramatiques qui n'hypothèquent jamais le grand raffinement de l'écriture offrent un contrepoint passionnant à la relative régularité des structures de Le Prince, témoignant de l'évolution du goût dans la musique sacrée et de la diversité des pratiques lors des offices religieux où pouvaient se côtoyer des pièces de styles différents, pour ne pas dire opposés.
Hervé Niquet a choisi de restituer ces musiques en les confiant à des voix de femmes, faisant ainsi pendant à son disque consacré à la Missa pro defunctis de Pierre Bouteiller (Glossa, 2010), entièrement à voix d'hommes. Autant les inégalités de ce dernier pouvaient laisser dubitatif, autant cette réalisation dédiée à Louis Le Prince se solde par une absolue réussite. On connaît l'exigence quasi proverbiale du patron du Concert Spirituel, son sens dramatique toujours en éveil et très « agissant », sa capacité à porter avec enthousiasme les projets auxquels il croit ; toutes ces qualités trouvent ici à s'exprimer, mais également certaines autres qu'on ne lui accorde habituellement pas ou alors du bout des lèvres, comme la souplesse et, osons le mot, la tendresse. Le chef a su choisir, pour servir sa vision, dix chanteuses de très grande valeur, qui se montrent parfaites à la fois de tenue, de précision, de réactivité, mais aussi de générosité, offrant une prestation qui, y compris dans les tessitures les plus tendues, trouve un équilibre assez idéal entre épure et sensualité, recueillement et théâtralité, tout en demeurant toujours d'une plasticité et d'une luminosité indéniables. Il y a d'ailleurs fort à parier que cette volonté de viser la perfection d'une certaine idée du chant sacré à la française éveillera quelques souvenirs nostalgiques chez ceux qui, comme votre serviteur, ont suivi et aimé Les Demoiselles de Saint-Cyr et sont demeurés un peu orphelins lorsque ce valeureux ensemble a disparu en pleine gloire, faute de soutiens matériels pérennes. On adressera les mêmes louanges aux dix instrumentistes, techniquement irréprochables, dont la fermeté de l'articulation, la sonorité épanouie et les couleurs moirées sont particulièrement séduisantes, tant lorsqu'ils accompagnent que lorsqu'ils occupent le devant de la scène. L'excellence des interprètes est parfaitement mise en valeur par une prise de son conjuguant netteté et présence avec une réverbération justement dosée qui permet, sans induire pour autant de brouillage, à l'ensemble d'acquérir un supplément bienvenu d'ampleur acoustique. Outre d'être parvenu à fédérer tous ces talents avec autant de fermeté que d'intelligence musicale, on ne peut que savoir gré à Hervé Niquet d'avoir su composer un programme aussi intéressant et de lui avoir donné une cohérence qui ne semblait pas acquise d'avance ; on suit, en effet, la progression de cet office imaginé sans jamais éprouver de lassitude et avec la conscience que les différentes œuvres se répondent en s'éclairant mutuellement. Cette unité, qui découle de choix minutieusement pensés et réalisés, confère à cet enregistrement la véritable âme et l'indiscutable justesse qui sont la marque de ceux vers lesquels on revient toujours avec confiance et plaisir.
Hervé Niquet et son Concert Spirituel signent donc avec ce parcours avec et autour de la Missa Macula non est in te de Louis Le Prince un très grand disque, dont je n'hésite pas à dire qu'il est un des meilleurs consacrés par cet ensemble et son chef à la musique baroque française depuis bien longtemps. Souhaitons qu'une réalisation de si haute qualité trouve la place qu'elle mérite dans le plus de discothèques possible et que de nouveaux projets aussi passionnants soient en cours d'élaboration chez un musicien et un label dont on sait qu'ils n'oublient jamais, contrairement à beaucoup de leurs confrères, que l'audace peut être une des plus appréciables vertus.
Louis Le Prince († 1677 ?), Missa Macula non est in te, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Gaudete fideles H. 306, Gratiarum actiones pro restituta Regis christianissimi sanitate H. 341, Ouverture pour le sacre d'un évêque H. 536, O pretiosum H. 245, Domine salvum fac Regem H. 299, Magnificat H. 306, Jean-Baptiste Lully (1632-1687), O dulcissime Domine
Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
1 CD [durée totale : 63'48"] Glossa GCD 921627. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien ou ici.
Extraits proposés :
1. Marc-Antoine Charpentier, Gaudete fideles
2. Louis Le Prince, Missa : Gloria
3. Louis Le Prince, Missa : Agnus Dei
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Le Prince: Missa Macula non est in te | Jean-Baptiste Lully par Hervé Niquet
Illustrations complémentaires :
Matthäus Merian (Bâle, 1593-Bad Schwalbach, 1650), Vue de Lisieux (détail) tirée de la Topographiæ Galliæ (1657). Eau-forte sur papier, 11 x 31 cm, localisation non précisée. L'image complète est disponible en suivant ce lien.
La photographie d'Hervé Niquet est d’Éric Manas, utilisée avec l'aimable autorisation de Glossa.