En février 1953, la France a vécu une véritable révolution culturelle. Les effets n’ont pas fini de s’en faire sentir. La création du Livre de poche – la collection, pas le format – a changé les habitudes de lecture, a donné une nouvelle vie à bien des livres, a inventé des graphismes qui n’avaient pas cours auparavant dans l’édition. Retour sur six décennies bien remplies.
Au point de départ d’une grande aventure, il faut toujours un homme audacieux, capable de bousculer les idées reçues et de convaincre des partenaires. Cet homme s’appelait Henri Filippachi. Il avait été nommé, en 1936, directeur du service Distribution de la Librairie Hachette, un des éditeurs (comme son nom ne l’indique pas) les plus importants de l’époque. Après la guerre, il imagine d’adapter en France le format américain du Pocket Book et, avec l’aide de Guy Schoeller (celui-ci inventera plus tard la collection Bouquins), crée Le Livre de poche. Albin Michel, Calmann-Lévy, Grasset et Gallimard suivent le mouvement, les premiers titres peuvent paraître en février 1953, vendus à 2 francs, c’est-à-dire six fois moins cher, en moyenne, qu’un ouvrage en format traditionnel. Il n’est pas inutile de rappeler quels furent les premiers titres mis en vente dans cette nouvelle collection : N° 1 : Kœnigsmark de Pierre Benoit N° 2 : Les Clés du royaume d’A.J. Cronin N° 3 : Vol de nuit d'Antoine d’Antoine de Saint-Exupéry N° 4 : Ambre de Kathleen Winsor N° 5 : La Nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy N° 6 : La Symphonie pastorale d’André Gide N° 7 : La Bête humaine d’Emile Zola Il y avait là de la littérature populaire, des œuvres de qualité, des traductions, de quoi proposer une gamme tout de suite assez variée pour séduire un large public. Un très large public : aujourd’hui, Le Livre de poche revendique, malgré la création de collections concurrentes dans les vingt ans qui suivirent (J’ai lu en 1958, Presses Pocket et 10/18 en 1962, Points en 1970, Folio en 1972), des chiffres impressionnants : 5 200 titres au catalogue à la fin 1912 ; plus de 2 000 auteurs à la même date ; plus d’un milliard de livres fabriqués et vendus depuis 1953. Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, a dépassé les 5 millions d’exemplaires. Au-delà des 4 millions, on trouve Vipère au poing, d’Hervé Bazin, le Journal d’Anne Frank et Germinal, d’Emile Zola. A plus de 3 millions : J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, de Christine Arnothy, Lettres de mon moulin, d’Alphonse Daudet, La cuisine pour tous, de Ginette Mathiot, Thérèse Desqueyroux, de François Mauriac, Le parfum, de Patrick Süskind, Le silence de la mer, de Vercors. Il faudrait ajouter neuf titres à plus de 2 millions d’exemplaires et une soixantaine de millionnaires… En effet, cela frappe les esprits. Et les auteurs, malgré des droits moindres que pour une première édition, se réjouissent d’être repris en poche, car le revenu plus petit par exemplaire est largement compensé par le nombre. Quant aux lecteurs, qui sont pour beaucoup des acheteurs, ils sont nombreux à attendre la réédition à prix réduit des livres dont ils avaient entendu parler au moment de leur sortie… Bref, tout le monde est content. Sauf quelques-uns, bien sûr : Julien Gracq, par exemple, n’a jamais voulu que ses livres paraissent au format de poche et celui-ci, à sa création, fut décrié comme tant d’autres innovations dans le domaine culturel. La revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, écrivait sous la plume de son directeur : « Les livres de poche sont-ils de vrais livres ? Leurs lecteurs sont-ils de vrais lecteurs ? » Mais l’œuvre de Jean-Paul Sartre a beaucoup bénéficié du format de poche par la suite, et le maître à penser d’une partie de l’intelligentsia a dû se résoudre à conclure que la polémique n’avait pas de raison d’être… Il suffit d’ailleurs d’entrer dans une librairie pour constater que le poche – c’est-à-dire Le Livre de poche et les autres collections d’un format comparable – y occupe une belle place. Des Etats-Unis nous vient la rumeur que l’avenir du poche serait compromis en raison du succès croissant des liseuses, tablettes et autres supports électroniques pour la lecture d’ebooks. Le phénomène doit être suivi de près, mais nous n’en sommes pas encore là.