A propos de : Dissonant de Marion de Boer, La fin du langage de Fernanda Fragateiros (exposition Langages : entre le dire et le faire, Fondation Gulbenkian, Paris) – Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front National, Flammarion, 2013 -
L’image, cachée derrière des rideaux, migre en une substance qui déborde de la salle occultée, emplit l’obscurité de l’alcôve où l’écran lumineux attend le visiteur, c’est le son d’un violon soliste, rayonnant mais parcouru de brisures, explorant les versants voluptueux et morbides de ce qui élance et brise, de manière étourdissante. J’identifie difficilement, à mon grand dépit – y voyant le signe que s’émousse les références – l’époque ou le compositeur de cette musique, un flux romantique parcouru de nervures baroques, exercice de style. Apparaissent alors sur l’écran le visage et les épaules d’une femme, concentrée, paupières mi-closes. De fines bretelles noires. En arrière-plan, deux grandes fenêtres encadrent de vastes étendues d’arbres floutés. Pourquoi comprend-on immédiatement qu’il s’agit d’une danseuse à l’arrêt ? Enfin, dans une illusion de l’arrêt. Cette immobilité, cette retenue, est terriblement mouvementée. Toute cette partie du corps, charnelle et spirituelle, est en pleine activité, en plein bouleversement. La danseuse absorbe la musique, la broie et la grave en elle, la transforme en subjectivité, en partitions organiques qu’elle pourra remodeler à sa façon, en la faisant sienne, l’interprétant grâce à ses talents de danseuse. Elle est hyper concentrée, comme enlevée. Et cela ne semble pas qu’une partie de plaisir. Graver en soi, dans ses chairs et ses replis psychiques, cela représente une part de douleur car c’est ouvrir, réveiller quelques fois des mélancolies anciennes, les suturer avec de nouvelles impressions, piquer dans le vif, semer de nouvelles traces qu’il faut amadouer, des greffes qui doivent s’adapter, encaisser les effets de rejet. C’est décider, prendre des risques. À certains moments, elle semble perdue, pas du tout dans une posture normale d’écoute. Elle a mal. Elle encaisse la musique assénée brutalement, fouettée par les coups d’archet. On pense à une écoute qui serait un dispositif de torture, une mise en rupture et en dérive. La danseuse transformée en somnambule, habitée par les arcs brisés de la sonate clinquante. Elle sourit. Le visage est bipolaire, en passion. La voici plongée en une sorte d’hypnose qui transforme son être en buvard. La cinéaste filmant la danseuse dont le métabolisme se livre à un travail intense de symbolisation, transformant un langage en un autre, à travers la constitution d’une œuvre de mémoire vivante, parvient à capter précisément la dimension impressionnante, organique et organologique, de cette assimilation et recréation. Comme un combat. Tout le corps fabrique quelque chose à l’instar d’une chenille secrétant la substance de son cocon. Manon de Boer saisit à même les traits de cette danseuse citoyenne tout le travail de l’expression, qui est quelque chose de lent et long, implique toutes les cellules qui drainent et transforment les sensations mémorisées ainsi que la part du social qui s’inscrit et complète la part biologique de l’être. Ce qu’on lit sur ce visage et ces épaules est bien que « la citoyenneté même est avant tout un droit et un devoir d’expression » (B. Stiegler). Elle reçoit du sensible et le transforme en techniques de danseuse. Le film introduit à l’esthétique d’un être de techniques, montre comment, dans sa chair et son esprit, la danseuse décrypte, énumère des possibles, prend des décisions. Il y a des ruptures de l’image, des éblouissements au signal d’un déclencheur automatique, tout redevient blanc, le film est une pellicule précaire, une représentation, l’image est mentale, fragile, et frôle la disparition pure et simple, l’effacement, dans l’extase ou la mort. Puis, très soudainement, le corps est disloqué d’une respiration violente, il chancelle, happé en arrière, s’effondre, c’est un départ d’épilepsie, une éclipse, plus de son, plus d’image. Le corps s’extirpe de lui-même, la musique s’est tue, absorbée, digérée, étouffée et, dans le silence, s’étant éteinte d’abord comme une torche soufflée, la danseuse resurgit, recrache en gestes la musique qu’elle a absorbée. Elle transcrit et restitue, répond à ce qu’elle a entendu. Elle a parfois des ratés, bégaie des défauts, se trouve en déphasage, décalée, plus synchronisée avec l’impulsion interne qui lui dicte les gestes, elle cafouille, laisse échapper une bêtise – dont aussitôt elle apprend de quoi aller plus loin – cherche des yeux un guide, une consigne, le signal qui indiquerait par où et comment continuer, elle est encalminée dans « le temps qu’il faut pour penser » (B. Stiegler), plastiquement, ça saute aux yeux, puis soudain bouge, repart avec fougue, prend des libertés, épouse les modelés mobiles que le violon a déposés dans sa mémoire. Parfois, ces études sont survoltées, parfois entravées. Ainsi, ce portrait d’une danseuse en plein processus d’accouchement de sa danse, reflète parfaitement que « le cerveau de l’âme noétique, c’est-à-dire la forme de vie technique dotée d’une capacité de décision réfléchie, est un système dynamique traversé de tendances contradictoires et fonctionnelles que supportent ses différents sous-organes et qui répercutent des tendances contradictoires et fonctionnelles sociales, qui constituent dans le champ social la dynamique bipolaire de tout processus de transindividuation. » (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, p.124). La danseuse filmée par Manon de Boer manifeste quelque chose comme un engagement absolu, en ses moindres gestes, elle semble, ni plus ni moins, « décider de son existence », et c’est cela qui subjugue le spectateur, excite en lieu cette même dynamique de décision, en regardant cela, en décidant de le regarder jusqu’au bout pour tenter de comprendre ce qui se passe dans cette œuvre, « moi aussi je décide de mon existence », de mon écriture, de l’écriture de moi et de ce que d’autres peuvent écrire à partir de moi. L’important, dans cette relation à l’œuvre qui implique de se décider à regarder, et pour bien mesurer les enjeux auxquels quiconque contribue dans l’impact sensible des œuvres d’art, est de rappeler que «La question - la capacité de décider – n’est pas dans le cerveau, mais dans les circuits qui relient les cerveaux, et qui par là s’y impriment, ces circuits imprimés pouvant évidemment conduire à faire fonctionner les cerveaux comme des machines, et non pas les machines comme des cerveaux. La question est du côté de ce qui se produit dans le social : c’est celle des conditions dans lesquelles les individus psychiques et leurs cerveaux peuvent ou non participer à l’écriture et à la critique des circuits de transindividuation qui, à l’époque de l’écriture numérique, se produisent par l’intermédiaire d’automates. » (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, p.147) D’où, sans cesse, les infimes décalages dans la danse, informées par des sources multiples, internes, externes, intermédiaires. Dans la cabine où est projeté Dissonant (2012) de Manon de Boer, cette question, où se situe la capacité de décider, entre les cerveaux, dans ce qui relie, par exemple celui qui regarde et l’absente, tous ces éléments s’enchevêtrent de manière palpable, bien au-delà de l’image projetée sur l’écran.
C’est un cabinet blanc, clinique, à l’écart. Sur deux murs sont alignés des rectangles froids. Les restes d’une autopsie méticuleuse. Le résultat d’une expérience sur des tissus vivants. Une pièce à conviction désarticulée. De fines lamelles d’un même organe cérébral découpées pour analyses poussées. Pour y traquer la trace inéluctable d’une âme, ou comment cette âme s’est enferrée dans une tumeur jusqu’à dépérir. L’organe en question, ainsi étalé en plaquettes sanguines, en cellules souches, est un livre, on l’apprend par le cartel qui donne aussi le titre de l’installation, La fin du langage. C’est donc l’ultime avatar d’une de ces rétentions tertiaires (ces choses inanimées qui conservent les œuvres, les idées, les informations pour qu’elles se réimplantent en d’autres entités humaines, à chaque usage qui en est fait) sans lesquelles, jusqu’ici, notre cerveau n’aurait pu fonctionner, et être pleinement « cerveau ». Le procédé de découpage fait que chaque rectangle – et chaque surface est une coupe transversale, friable, de l’intérieur du livre – est doté d’une beauté graphique qui l’individualise. Les dessins, changeants et répétitifs, évoquent autant la transcription d’une langue orale particulière que la constitution tramée de son écriture. Un entre-deux fracassé. L’effroi provoqué par le passage rapide de la guillotine dans le papier et l’encre du texte imprimé a restitué le partage agité entre langue écrite et langue parlée, comme coulé dans la masse de ces fines tuiles ligneuses. Modèles d’aggloméré de poussières de mots, d’émotions bues par le papier, petits cadres ayant l’apparence de bouchon. « Que l’image de la langue parlée donnée par l’écriture soit déformée, sinon fausse, c’est une évidence. Et que cette dé-formation de l’image de la langue soit une dé-formation de l’attention et de la forme attentionnelle en quoi cette langue consiste, c’est ce que nous disons nous-mêmes. Mais que la langue et son devenir (et la langue n’est que devenir : elle est irréductiblement diachronique, comme Saussure l’a lui-même si puissamment enseigné) soient indépendants de l’écriture, c’est totalement faux. (…) Ce rapport entre langue et écriture est un cas spécifique des rapports entre systèmes sociaux (ici la langue) et systèmes techniques (ici la mnémotechnique qu’est l’écriture) ». (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, p.100) Au moment d’être tranché et vidé de son sens, le texte a palpité, s’est débattu, puis s’est épanché et raidi en lignes tremblées, en pointillismes troubles qui libèrent, de manière incompréhensible, une profondeur insoupçonnée de l’écrit, ces sortes de paysages linéaires abstraits, strates de lignes d’horizon que le regard du lecteur captivé projette dans les pages du livre, souvenirs de rythmes de lecture, cadence des pages, de la narration, des mots, de la ponctuation. Souvenirs de lectures quand se souvenir d’un livre consiste à voir défiler les atmosphères codées spécifiques à chaque texte et qui enveloppent le lecteur, l’aider à siphonner par tous les pores la substance textuelle, atmosphères ou haleines qui nous imprègnent au long des longues heures de lecture, nous sustentent d’écritures décomposées (parce qu’à peine lues, digérées, elles deviennent déjà autre chose, se décomposent pour recomposer d’autre lettres, indispensables à chaque métabolisme psychique, renouveler le désir de lire et relire, soutenir la mélancolie de ce qui a déjà été lu). Ce sont ces haleines, là, sculptées et peintes dans la masse, figées en fines lamelles de tirets et trémas, collées sur la tarlatane (support toilé), qui s’alignent à la manière de petites plaques commémoratives dans un funérarium. Quelque chose meurt et s’évapore, la langue ou, du moins, ces états de la langue bloqués dans le temps, miroirs ayant pris la teinte des aspirations mélancoliques déposées dans le texte par les lecteurs, de plus en plus fantomatiques, évaporés. Paysages mentaux de l’impossibilité de lire, configurations neurologiques de la langue perdue.
Non loin, au dernier étage, là ou la bibliothèque étouffe toutes les rumeurs de la ville – et je regarde par une fenêtre passer scooter et voitures silencieuses -, dans une salle d’études ensoleillée, trois jeunes filles silencieuses et gracieuses de type lusophones, appliquées, penchées sur la table, fraîches dans le coton coloré de leurs robes d’été, étudient des textes, prennent des notes à la main (sur du papier, avec des bics ou des stylos). Il n’y a pas de clavier, pas de tapotement de doigts sur les touches. Le soin qu’elles apportent à ces mots en les réactivant de leurs yeux pénétrants et les prolongeant aussitôt par d’autres mots qu’elles sèment d’une élégante écriture cursive que je croyais en voie de disparition, surtout chez les jeunes, est méticuleux et, bizarrement, semble intemporel, d’un autre âge dans lequel elles sont complètement absorbées. Une vitre invisible les sépare de moi. L’image dégage un charme aussi puissant que désuet, celui d’une illusion recherchée. Dans le calme olympien de la salle d’étude lumineuse, limpide, presque aveuglante, trois grâces soignent la langue. On les dirait occupées à un travail de couture délicat dont elles doivent contrôler les incidences, pouvant être néfastes, sur de multiples cerveaux impliqués dans le réseau des textes qu’elles manipulent. Je ne sais pourquoi j’éprouvai une passagère mais immense gratitude, abstraite et absurde, pour ces jeunes filles studieuses, baignant dans un halo salvateur, spectacle réconfortant, invitant à imiter une discipline et une attention aussi belles à voir, dès lors que l’on est convaincu qu’aujourd’hui « personne n’échappe à la dégradation du langage et plus généralement des échanges symboliques. » (B. Stiegler, p.107) et d’être en but à un réel où chaque jour « la vie symbolique et intellectuelle se dégrade plus vite et plus massivement que ne se développent les pratiques expressives et les formes d’attention nouvelles – le potentiel ouvert à cet égard par les technologies intellectuelles numériques étant effacé par l’augmentation extrême du pouvoir de contrôle sur la transindividuation et par ses effets destructifs sur l’attention « profonde ». » (Stiegler, ibid., p. 104) Fatigue et découragement qui rongent toute assurance de soi – surtout si les circonstances font que l’on se sent dépareillé, le jouet d’un rendez-vous sans cesse manqué – et qu’entretient de manière sournoise le gouvernement de l’Audimat au jour le jour, banalisé, naturalisé, infiltré dans les moindres détails de la vie, par quoi il est possible, à certains moments déchirés de lucidité, de vérifier que l’emprise du psychopouvoir n’est pas un fantasme. De quoi rendre l’errant désaxé au spectacle d’aussi élégantes et raffinées lectrices, dans le calme des hautes salles d’études confortables, cossues, hésitant à se précipiter vers elles, cherchant refuge, demandant asile, ou écumant de rage contre ces corps exprimant un équilibre perdu. "C’est à travers l’Audimat s’imposant comme une loi surdéterminant toutes les façons de parler, et court-circuitant ainsi l’individuation collective des règles d’énonciation de toutes choses (leur trans-formation), que le rapport à la langue ce sera brutalement dégradé – et avec lui la langue elle-même. Ce gouvernement de l’Audimat – c’est-à-dire de la bêtise – se sera installé en imposant ce que nous avions déjà décrit comme des milieux symboliques dissociés par les industries culturelles mettant en oeuvre les rétentions tertiaires analogiques, et où des producteurs professionnels de symboles "s’adressent" à des consommateurs structurellement amuïs, et par là même en voie de désymbolisation – c’est-à-dire en voie de désindividuation, perdant le "sentiment d’exister", et accumulant du ressentiment, voire nourrissant de la haine." (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, 2013)
Une situation tellement catastrophique que l’on voit germer d’étranges « ateliers du verbe » dans des rues écartées de la grande ville. Quelles techniques de désenvoûtement sont pratiquées dans ces ateliers ? Ce sont aussi les retombées de cette dégradation du symbolique qui font que je me sens tout drôle, dans une exposition, au spectacle de quatre vieilles plumes magistrales, disposées comme les pièces d’un blason, quatre objets devenus presque inexplicables, qu’un effort de mémoire consistant doit ramener à la conscience, comme quelque chose de familier, un outil que l’on a pratiqué, avec lequel on se rappelle petit à petit avoir écrit et dessiné, mon dieu, vraiment, c’était en d’autres temps, d’autres époques, et d’éprouver alors, à même le corps et le cerveau la perte de techniques, la trace de dépossession, la disparition de savoir-faire, à l’échelle de sa propre temporalité. Des changements d’ères à même notre histoire. L’envie névrotique de briser la vitre de l’alcôve où planent les plumes comme trois frelons sombres, de retourner dans la salle de la bibliothèque en les brandissant, et avec ces outils barbares que les jeunes lectrices n’ont jamais connus avant, écrire à même leur peau, en gravant, en taille cursive à même la peau, en saignant. (Pierre Hemptinne)
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