Jacques Ancet sans point final
Dans chaque livre de Jacques Ancet, la bibliographie se compose de quatre
parties : « Poésie », « Proses », « Essais »
et « Traductions ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette
quadripartition répond davantage aux besoins de l’édition (classer par genres,
étiqueter) qu’à une nécessité interne à l’œuvre. Car, des narrations échevelées
d’Obéissance au vent aux poèmes
proches du haïku qu’on retrouve dans tel ou tel recueil (notamment l’anthologie
Entre corps et pensée), des traductions
de Jean de la Croix ou des études des Voix
du temps/Temps des voix aux vers
comptés de, par exemple, L’Identité
obscure, c’est toujours une même parole, un même « murmure » (p. 12), qui emprunte souvent à la vague (p.
20) ou au vent ses figures – en un mot : une même voix –, qui s’offre au
lecteur. Et Ode au recommencement,
comme son titre l’indique, et comme le signale aussi l’épigraphe empruntée à
Paul Claudel, porte, se laisse porter
par le même mouvement, en même temps qu’il se propose de relancer, à sa manière, un chemin d’écriture depuis longtemps
engagé.
Ici, il faut souligner tout d’abord l’emploi du verset. Plus qu’une synthèse
entre le vers et la prose si souvent employés çà et là, il faudrait voir en
lui, sans doute, quelque chose comme « cette
vibration si longue à s’éteindre et qui renaît toujours » (p. 60) dont parle le livre, ou encore « cette prose cadencée qui chante un
peu mais pas trop » (p. 77). En somme : une forme souple qui
permet de conjoindre lyrisme et prosaïsme, l’épique et le didactique, le
personnel et l’anonymat, que Jacques Ancet aborde toujours, d’une manière ou
d’une autre, dans ses écrits.
Du personnel, parlons-en : la particularité de cette Ode au recommencement serait aussi de laisser la part belle, plus
qu’à l’accoutumée, semble-t-il, aux références autobiographiques. Apparait en
effet dans maints passages la silhouette du traducteur (p. 13, p. 87), les
allusions au corps (« S’habituer à
son nouveau visage, le nez plus gros, les lèvres plus fines, les yeux cernés,
enfoncés, la coupe changée pour le peu de cheveux », p. 61, « nausée mal aux reins la bouche
pâteuse », p. 67) ou encore l’enregistrement des mots échangés au quotidien,
parfois triviaux (p. 88).
Et pourtant, le poète ne se complait pas dans les plaisirs de l’autoréférence
ou du name dropping. Les noms écrits
sur la page (comme ceux, nettement plus dramatiques, de la p. 66) ou les
notations du jour-le-jour sont une manière de (ou une matière pour), sans cesse,
recommencer le poème. C’est pourquoi
on relèvera dans cet ouvrage les multiples anaphores : « je reviens », bien sûr, qui
ouvre le livre, se trouve souvent à l’entame des versets ou des sections, avant
de se décaler légèrement au milieu ou en fin de versets – et de clore
l’ensemble (« Pourtant je reviens,
une dernière fois, je reviens », p. 85, et « c’est pourquoi revenir c’est ne plus comprendre et pourtant être
là comme jamais », p. 90) ; mais aussi « je vois » et « j’entends »
(dans la deuxième section), ou encore le « il
y a » des choses énumérées.
Les procédés de répétition participent aussi à cette « ode au
recommencement » – de la syllabe aux mots, des versets subtilement repris
et modifiés (« on dirait la même
chose, mais la même chose n’est jamais la même », p. 42) aux sections
entières. Car « c’est toujours le
même air, la même chanson que je répète, que je ne sais que répéter »
(p. 17). Tout ceci se résumant bien dans tels passages où le poète affirme, à
propos du monde : « il est ceci
et cela et ça et ça et ça » (p. 48) ; ou à propos de
lui-même : « je dis là, je dis
là, là, c’est là » (p. 56) – passages dans lesquels on sent bien que
les mots répétés ne sont jamais identiques, que la variation se donne dans le
ressassement, à la manière du fleuve d’Héraclite (« l’eau ressasse son froissement hypnotique », p. 54), et
que la parole obéit ainsi au principe de « ce
caméléon dont parle Keats » et que l’auteur reprend à son compte.
On comprend dès lors que toute la réflexion de Jacques Ancet – dans ce livre
comme partout ailleurs – tourne autour du temps, et de la dialectique
retour/continu : « on ne sait
plus …
// si ce geste qui me traverse est d’hier ou d’aujourd’hui, si hier et
aujourd’hui ne sont pas qu’un seul et même présent recommencé » (p. 17). Le retour, ce sont ainsi les références
au passé, à la mémoire (« le soleil
éclairait les meubles sombres venus d’un inaccessible passé », p. 47, « de nous ne restent que ces traces ou
vestiges, vieilles lettres, photos jaunies, rire lumineux de la jeunesse »,
p. 57, « les choses de
l’enfance », p. 70) – mais un passé qui s’incarne dans le présent du
poème : « j’écoute dans ma voix
revenir la voix de ma mère, de mon père, que j’entends toujours sous les voix »
(p. 23), « est-ce la mémoire qui
parle ou, dans la mémoire, cet instant qui persiste et chaque fois refait le
jour » (p. 33). Car ce retour ne se départ jamais d’un grand mouvement
qui emporte tout le livre, du début à la fin (« l’air qui nous sépare, nous rapproche, nous emporte comme ces
paroles prononcées il y a tant d’années et qui reviennent », p. 80) et
qui est celui de la parole même – pour paraphraser un verset (« une sorte de rumeur d’eau qui
coulerait sous la vie, à moins que ce ne soit la vie même », p. 71).
C’est un continu de vie, un continu de voix, qui fusionne les temps dans le
temps du poème : « je ne sais
plus s’il arrive du passé ou du futur, d’une vie … si intense … que ce qui est
et ce qui pourrait être se confondent » (p. 74), car « demain hier aujourd’hui se bousculent
entre mes mots et c’est encore, entre eux, la même joie, la même
angoisse » (p. 86).
Ces versets, ce livre entier, cette « vibration
de l’infime, et l’infini réverbéré » (p. 90) – comme tout ce qu’engage
un tel travail –, inutile de le préciser (mais disons-le tout de même) n’ont
pas, ne peuvent avoir, de point final.
[Yann Miralles]
Jacques Ancet, Ode au recommencement,
Lettres vives, 2013. Extraits sur le site de
l’auteur.