Pierre Michon
« Le Roi du bois »
« Des sangliers surgissent, ou des souches, lequel bouge, lequel demeure » ?
Un poème ! Voilà ! Oui, voilà ce livre de Pierre Michon. Il faut s’en abreuver à petites gorgées, des lampées toutes tièdes, comme le ton du texte, toutes brèves, comme ces mots sortis d’outre-tombe, de celle de « Moi, Gian Domenico Desiderii ».
« Il pleut sur Mantoue. C’est une ville triste...» Et pourtant, c’est là où il se questionne : « Où est-elle, la grande espérance qui fit que je peignis, du soleil sur la tête et dans l’âme, dans des odeurs de pin » ? Il les voit, ces gens qu’il peignit, il les sent, il se les rappelle, « est-ce Jean, ou Giovani ? », il croit bien reconnaître celui-ci... il se rappelle...
Mais qui est-il, ce narrateur de Michon, arraché à un autre siècle, montré en pleine lumière ou pénombre... et qui peignit pour être prince ?
« J’avais peut-être douze ans... je faisais glander des porcs dans un bois de chêne...j’entendis venir de loin une voiture, je me tins coi... un carrosse s’arrêta... et de cette caisse armoriée jaillit une fille... qui riait... et quand dans un rêve ses mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données... brutalement, tout cela (j’aime ce « tout cela » de Michon) s’accroupit et pissa. Je tremblais. Le jet d’or au soleil sombrement tombait, faisait un trou dans la mousse ».
Gian n’était pas seul à la regarder. Un homme, « il avait autant de dentelles à son col qu’elle en avait aux fesses », note-t-il, l’observait... du carrosse. « Le jet dru de la belle s’épuisait, le prince (puisqu’il est tel) lui dit une gentillesse... fit claquer hors de la portière deux doigts... »
Puis les « chairs » (celles de la belle, celles de l’homme observant, celles du cocher, « policier et bestial », regardant ailleurs, celles du cheval...), oui, toutes celles-là... « une chair qui porte au ventre des dentelles pour être chair davantage, ou qui les porte au col pour n’être plus chair mais seulement nom, éclat, dédain, la chair extrême des princes », ces chairs diverses donc, s’éloignèrent, « et cela fit en partant de la poussière... »
Je me laisse prendre par ces « chairs » montrées... de Michon. Il y a une musique, celle des mots, celle de la répétition des « chairs », celle du plaisir ressenti par le narrateur, la fille n’avait-elle pas « pissé pour ses yeux » ?
Gian avait connu bien d’autres femmes qui n’avaient pas toutes la même chair blanche, mais de la « vergogne »... et suit cette description de Michon : « et comment eussent-elles pu s’étonner et s’éjouir de la saleté clandestine qui nous emplit et peut-être nous fonde, elles dont la saleté était l’élément et comme la peau, l’air qu’elles respiraient sur les troupeaux et la terre pourrie qui leur giclait aux orteils dans les étables, et sur elles à demeure installé le suint du corps vil qui travaille, et qui même besogné, disjoint, hurlant, a l’air de travailler encore ; et à ce titre, pue ».
L’autre avait la chair blanche... Gian avait eu sa « Visitation » ; il aurait donné sa vie pour revoir cela, mais là,... de l’autre côté... - « je voulais être celui pour qui ce miracle a lieu chaque jour » -, être ce prince pour qui tout s’ordonne quand il claque les deux doigts. Mais ses parents étaient de pauvres diables, qui louaient leurs bras, et ceux de Gian... qui regardait passer les « monsignori tout en rouge avec des dentelles »...
Le temps passait ainsi, les fontaines fracassantes des princes s’écoulaient, les saisons s’envolaient, et, pour les monsignori - « on dressait aux bougies de grandes tablées à mille laquais » -, et Gian, lui, rentrait ses porcs.
Un jour il vit d’autres cavaliers, ils étaient différents des monsignori, ils sortaient de leur fonte « papiers et mines », ils étaient des « peintres. Il en vit d’autres qui « tous avaient sur leur corps la moire de feu, tous des cordons à leur chapeau, tous la mitre, l’aumusse, l’anneau, qui tous surtout avaient dans leur blason les trois abeilles et à ce titre faisaient du miel dans Saint-Pierre... », et rentaient les peintres, qui décoraient leurs églises et palais, dans lesquels ces fous de la papauté (c’est mon expression, pas celle de Michon) dégueulaient de l’or, des « écrits qui puent, qui pardonnent, qui absolvent ceux qu’ils tuent, des bulles patentées fulminées sur l’Europe ».
Gian en fait ne savait rien de tout cela ; mais maintenant, il sait. Oui, « le porcher n’en savait rien ». Il ne savait pas que l’un d’entre eux était PAPE, et que ces hommes à grands chapeaux oeuvraient à de petits travaux délicats, « comme quand les femmes raccommodent ». «Tout ceci était dans l’ordre, sans doute ; cet ordre un jour s’effondra ».
Alors vint le jour où l’un de ces peintres, Claude, le Lorrain, l’invita. Gian quitta, pleurant, ses porcs et le suivit. Il peignit à son tour, mais...
Plus tard, beaucoup plus tard, il se rappelle – « j’ai travaillé vingt ans avec ce vieux fou... j’en ai soupé... qu’il peigne encore, si ça lui chante. Qu’il se confise dans sa dévotion. Moi aussi je fus peintre, et maintenant je suis prince. Presque prince : je règne sur les piqueurs et les meutes, les équipages et la livrée, les carrosses ; je règne aussi sur les forêts ; je suis en ce bas monde connétable et videur de pots, factotum de Monseigneur de Nevers le duc Charles, qui tient Mantoue ». Mantoue, cette ville qu’il dit triste et qui a « un goût de vase ».
Les choses haïssables en ce monde pleuvent et nous en veulent. « Maudissez le monde, il vous le rend bien ». Valet et prince, il l’était devenu, il l’était.
Je ne suis pas bien certain de ce que je comprends de ce texte ; mais cela ne m’émeut pas, je prends ce que j’aime, je laisse de côté ce que je ne comprends pas. J’aime relire ce résumé, et cela me replonge dans la magie des mots de Michon. Je me laisse porter. J’aime ces « écrits qui puent » et qui « absolvent ceux qu’ils tuent », j’aime ces vocables puissants lors qu’ils expriment une pensée forte qui m’étreint.