« La contestation peut être vive, le jugement sévère, mais à condition
de se tenir à un certain niveau intellectuel et moral qui n’en rend que plus percutants la contestation et le jugement. » (Étienne Borne)
Il a une particularité sur beaucoup de philosophes compatriotes contemporains : durant toute sa vie, il
a cherché à allier avec exigence trois engagements, celui du chrétien, celui du politique et celui du philosophe.
C’était d’autant plus difficile qu’en France, nous sommes un pays laïque dans le sens où les choses de la religion et les choses de la politique doivent rigoureusement être
indépendantes, même si ce type d’étanchéité a eu quelques exceptions comme le parcours de l’abbé Pierre
(1912-2007) qui fut député MRP de Nancy sous la IVe République (entre 1945 et 1951).
Un philosophe renommé
Né le 22 janvier 1907 dans le Gard, Étienne Borne a intégré Normale Sup à l’âge de 19 ans et y a fréquenté de
nombreux penseurs de sa génération comme Simone Weil, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron et des professeurs
tels que Alain (1868-1951).
Agrégé de philosophie en 1930, il fit une très brillante carrière dans l’Éducation nationale jusqu’en 1975,
professeur dans les classes préparatoires du prestigieux lycée Henri-IV à Paris, gradé comme inspecteur général de l’éducation nationale et auteur de plusieurs essais philosophiques, en
particulier "Essai sur l’athéisme contemporain", "Le Problème du mal", "Le Travail et l’homme"). Il a également
enseigné à Sao Paulo.
Son engagement politique ne se traduisait pas par un militantisme ni une carrière électorale mais par du
journalisme politique (dans "Esprit", "L’Aube", "Temps présent", "Forces nouvelles", "La Croix", "Terre humaine", "France Forum", "Démocratie moderne" etc.) où il gagna rapidement une forte
audience parmi ses lecteurs.
Ses deux principales références politiques sont les deux penseurs chrétiens, Marc Sangnier (1873-1950) et, de
sa génération, Emmanuel Mounier (1905-1950), morts tous les deux au printemps 1950, ce qui me conduit à faire ici deux longues parenthèses sur ces deux inspirations.
Marc Sangnier et le catholicisme social
Député et journaliste chrétien, Marc Sangnier a représenté le catholicisme social, prônant une ouverture vers
les réalités du pays, à savoir la démocratie et la république, mais aussi l’éducation populaire (il est à l’origine des auberges de jeunesse). L’éducation populaire, c’est également sur cette
idée qu’avait commencé le militantisme d’un Pierre Mauroy (créant la Fondation Léo-Lagrange du nom d’un ministre du Front populaire), pourtant
socialiste laïque mais qui ne rejetait pas le catholicisme social qui l’avait toujours soutenu dans sa ville de Lille.
Polytechnicien, Marc Sangnier créa avec l’écrivain Paul Renaudin (1873-1964) la revue philosophique "Le
Sillon" en 1894 qui rassembla tous les catholiques progressistes autour de l’encyclique "Rerum Novarum" du pape Léon XIII (1910-1903), publiée le 15 mai 1891, qui encouragea les catholiques à se
préoccuper de la question sociale, et de l’encyclique "Inter Sollicitudines", publiée en français (et pas en latin) le 16 février 1892, qui incita les catholiques français à se rallier à la
République. C’est grâce à ce mouvement que le régime républicain a été définitivement acquis à la fin du XIXe siècle et même une personnalité comme Charles De Gaulle, originaire de Lille et du catholicisme social, n’a jamais eu l’intention de rétablir la monarchie
malgré ses quelques entrevues de courtoisie avec le Comte de Paris.
L’idée était de proposer aux ouvriers un autre choix progressiste que la seule gauche anticléricale. La revue
est devenue rapidement un mouvement qui rassembla un demi million de personnes en 1905, d’abord encouragé par l’épiscopat français et par le pape saint Pie X (1835-1914), le successeur de Léon
XIII. Mais la loi de séparation de l’Église et de l’État du 9 décembre 1905 interrompit l’agrément de l’autorité catholique jusqu’à l’interdiction du Sillon par le pape le 25 août 1910.
Mais le catholicisme social est en fait un mouvement bien plus ancien, porté au XIXe siècle par
des catholiques qui voulaient se focaliser sur la condition ouvrière, notamment Félicité de Lamennais (1782-1854), Henri Lacordaire (1802-1861), Frédéric Ozanam (1813-1853), Albert de Mun
(1841-1914) et René de la Tour du Pin (1834-1924). Député et futur académicien, Albert de Mun quitta les milieux légitimistes le 23 mai 1892 avec ces mots : « J’entends placer mon action politique sur le terrain constitutionnel pour me conformer aux décisions du souverain pontife. ». Il n’a cependant pas
obtenu le quitus papal pour fonder un parti catholique social et renonça donc à cette idée.
L’un des "think tank" (l’expression n’existait pas à l’époque !) les plus représentatifs du catholicisme
social est les Semaines sociales crées en 1904 et qui existent toujours ; en 2007, Jérôme Vignon en est devenu le président en succédant à Jean Boissonnat (1995-2001) et à Michel Camdessus (2001-2007), ce dernier ayant ouvertement soutenu la candidature de François Bayrou à l’élection présidentielle. Lors de leur centenaire fêté à Lille en 2004, Martine Aubry (maire de Lille) avait reconnu que les Semaines sociales avaient inspiré de grandes innovations sociales en France, notamment les allocations familiales, les HLM, le 1%
logement, l’assurance maladie universelle et l’assurance chômage.
Traduction politique du catholicisme social
Dans la première moitié du XXe siècle, si la traduction sociale s’est rapidement incarnée dans le
syndicat CFTC (confédération générale des travailleurs chrétiens) fondé le 2 novembre 1919, la traduction politique du catholicisme social a été très laborieuse.
Après l’éclatement du Sillon, on retrouvait deux tendances de ce qui deviendrait le centrisme politique, avec
la Ligue de la Jeune République (LJR) créée en 1912 par Marc Sangnier, reprenant les idées personnalistes d’Emmanuel Mounier et participant même au Front populaire avant de se fondre après guerre
dans une composante du PSU (parti socialiste unifié) et s’éteindre définitivement en 1985.
L’autre composante, plus représentatif électoralement, c’était le Parti démocrate populaire (PDP) créé en
1924 et se plaçant au centre droit (André Siegfried le place plus à droite qu’au centre : « certes pas réactionnaire (…) mais conservateur dans
ses votes », "Tableau des partis en France" publié en 1930), qui se transforma après la guerre, avec Georges Bidault, Auguste Champetier de Ribes, Robert Schuman, Henri Teitgen, etc.,
en Mouvement républicain populaire (MRP), fondé le 26 novembre 1944 par de nombreux jeunes résistants et rapidement premier parti de France. Jean Lecanuet a repris ensuite l’héritage politique du MRP avec le Centre démocrate en 1966, puis le Centre des démocrates sociaux (CDS) en 1976, et enfin la nouvelle UDF à partir de 1998 et le MoDem de François
Bayrou à partir de 2007.
Aujourd’hui encore, le catholicisme social est divisé par la bipolarisation, certains se situant au centre
gauche (comme Jacques Delors) et d’autres au centre droite, et certains même très à droite, comme Christine
Boutin, la seule, désormais, à se réclamer explicitement de la démocratie chrétienne avec son Parti chrétien démocrate (PCD) fondé le 20 juin 2009, après la tentative sans lendemain de
Charles Millon de la Droite libérale chrétienne (DLC) fondée en octobre 1999.
Emmanuel Mounier et le personnalisme communautaire
Philosophe français né à Grenoble, Emmanuel Mounier s’est rapidement engagé en créant en 1932 le revue
"Esprit" pour y développer ses idées sur le personnalisme communautaire, conçu comme une troisième voie, humaniste, entre le libéralisme et le marxisme : « Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est
mauvaise. ». Mounier fit ainsi la différence entre individu et personne : « L’individu, c’est la dissolution de la personne dans la
matière. (…) Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l’individualité. ».
Mounier combattit tous les totalitarismes des années 1930, à savoir le nazisme et le communisme, et créa en 1948 le Comité français
d’échanges avec l’Allemagne nouvelle (dont le secrétaire général fut Alfred Grosser), considérant que la construction européenne ne pourrait se faire que sur la base de l’amitié
franco-allemande.
Le philosophe catholique Jacques Maritain (1882-1973) encouragea ce mouvement personnaliste, notamment par
son essai "Humanisme intégral" (1936) qui a eu un fort retentissement en Amérique latine et dont se réclameront les futurs Présidents Eduardo Frei Montalva et Rafael Caldera.
La revue "Esprit" a également revendiqué en mars 1963 le personnalisme théologique de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) qui fut l’ami d’Étienne Borne.
Étienne Borne, contre toute forme de totalitarisme
L’inspiration chrétienne d’Étienne Borne ne lui a donné aucune hésitation lorsqu’il fallait défendre la
démocratie face aux dictatures. Il a soutenu ainsi les républicains dans la guerre civile en Espagne, puis a participé de façon déterminante à la Résistance à Toulouse, au point d’être nommé à la
Libération commissaire à l’information pour la région toulousaine.
Pour les mêmes raisons, il a fortement critiqué la politique algérienne sous la IVe République et
a prôné la construction européenne pour sortir de la bipolarisation du monde entre l’Union Soviétique et les États-Unis dont il critiquait le capitalisme.
Vie intellectuelle
Étienne Borne a été le secrétaire général du Centre catholique des intellectuels français (CCIF) qui recevait
régulièrement dans des colloques des personnalités politiques d’inspiration catholique, comme son ami Edmond
Michelet (MRP devenu gaulliste), Maurice Schumann (lui aussi MRP devenu gaulliste), ou encore Robert Schuman (MRP), Robert Buron (MRP devenu radical puis socialiste) et André Philip
(socialiste).
Bien que lui-même engagé au sein du MRP, Étienne Borne avait voulu dissocier ses deux casquettes (MRP et
CCIF) pour préserver une ouverture intellectuelle catholique ailleurs qu’au MRP.
Mais le CCIF était divisé en deux dans les années 1950, entre ceux qui avaient été séduits par l’expérience
de Pierre Mendès France, comme François Mauriac, Robert Buron, Eugène Claudius-Petit, Robert Barrat, et
ceux qui s’étaient opposés au mendésisme (c’est le MRP qui a fait tomber le gouvernement de Mendès France). Le 25 novembre 1954, Étienne Borne organisa même un débat sur "Les catholiques et
Pierre Mendès France" avec notamment Jean-Marie Domenach et Georges Hourdin. Un article du jeune journaliste mendésiste Georges Suffert sur le congrès du MRP en juin 1954 (congrès qui l’avait
très déçu par son conservatisme) attisa un affrontement entre François Mauriac et Étienne Borne.
Démocratie chrétienne et centrisme politique
L’engagement personnaliste aux côtés d’Emmanuel Mounier, de Jacques Maritain et aussi de François Mauriac a
conduit Étienne Borne à s’engager au sein de partis démocrates-chrétiens tels que la LJR et le PDP. Après la guerre, il participa à la fondation du MRP et incarna naturellement la référence
intellectuelle des démocrates-chrétiens français, tant au MRP, qu’aux mouvements qui lui ont succédé, à savoir au Centre démocrate et au CDS. Il cofonda également en 1957 la revue "France
forum".
Dans un article publié le 5 juin 1975, Étienne Borne expliquait la nécessité d’un centre politique dans une
démarche originale : « Il y a (…) une vérité du dépassement [qui] ne va pas sans un difficile effet de critique et d’invention, de
réconciliation et de synthèse qui pourrait donner son véritable contenu à l’idée de centre. » ; mais il concevait que « une trop
raisonnable sagesse, prémunie contre tous les excès, semble laisser des traces moins profondes dans l’histoire que les ambitions démesurées ou les vives passions idéologiques. Ainsi, Robespierre,
Bonaparte ou Lénine compteront plus que Lafayette ou Kerenski. ».
Réfutant l’idée de l’impossibilité du centre, Étienne Borne remarquait avec une grande clairvoyance ceci : « Une telle argumentation, en prétendant démontrer qu’il n’y a pas de centre (…), prouve au contraire la nécessité d’un centre dont la première fonction est de
contredire, par son existence même, les fanatismes politiques manifestés dans les raisonnements du type "qui n’est pas avec moi est contre moi", qui s’entretiennent les uns les autres en
poursuivant chacun la destruction et la disqualification de l’autre (…). ».
Référence intellectuelle de la démocratie chrétienne
Toute sa vie, Étienne Borne a cherché à apporter une base intellectuelle et philosophique à la démocratie chrétienne, en considérant que le
christianisme pouvait inspirer des partis démocratiques sur ses choix politiques et sociaux mais de manière aconfessionnelle.
Il prôna la laïcité (séparer les institutions de l’Église de la vie politique), refusa les totalitarismes (nazisme et communisme), s’enthousiasma pour
la construction européenne qui était une idée originale pour développer cette troisième voie entre libéralisme et socialisme, encouragea l’éducation populaire et la vie associative, ainsi que la
décentralisation. Toutes ces positions proviennent d’une seule notion, celle d’un humanisme qui fait de la dignité humaine la pierre angulaire de tout, supérieure à la raison d’État, supérieure
même à l’idée de souveraineté nationale.
Étienne Borne a ainsi actualisé, traduit, décliné toute cette doctrine pendant près d’une cinquantaine d’années entre la Libération et sa mort, dans
le cadre de nombreux articles et colloques. Il a même été l’un des rares penseurs de ce courant de pensée politique, ce qui explique sa notoriété en Amérique latine.
Ses enseignements ne seraient sans doute pas inutiles dans ce
nouveau monde sans repère. Il serait donc intéressant de le relire avec ce recul historique…
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (14 juin
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le centrisme démocrate
social.
Jean
Lecanuet.
François Bayrou.
Paul Ricœur.
Simone Weil.
Teilhard de Chardin et le
personnalisme.
Le Problème du
mal.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/etienne-borne-1907-1993-philosophe-137320