Alberto Laiseca est né en 1941 à Rosario, mais il a grandi dans une bourgade minuscule du nom de Camilo Aldao. Il vit aujourd'hui à Buenos Aires. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres, essentiellement des romans et des nouvelles, et a inventé un genre littéraire : le réalisme délirant. Il est probablement l'un des rares écrivains argentins à avoir la considération unanime des différentes tendances littéraires de son pays (des auteurs contemporains comme César Aira, Ricardo Piglia, Sergio Chejfec ou Fogwill… ont préfacé ses œuvres, écrit sur lui, ou même en ont fait un personnage de leurs fictions !), probablement parce que son œuvre n'appartient à aucune école, ni au marché, ni à l'université, ni au germanopratisme portègne, ni à quelque classe d'avant-garde que ce soit, ni à rien de réellement identifiable… et aussi parce qu'il rappelle avec insistance à chaque page que le lieu réel de la liberté absolue se trouve justement sur les pages d'un livre. Son œuvre est tout simplement inclassable – et même si ce mot est galvaudé, je m'en tiendrai à cela.
Inconnu en France jusqu'aujourd'hui, Alberto Laiseca y pointe le bout de son nez. Aventures d'un romancier atonal (paru ce mois de juin chez Attila, traduit par votre humble serviteur et superbement illustré par Helkarava) est la « plus parfaite porte d'entrée de ce Palais du Facteur Cheval littéraire », si j'ose me répéter. À la fois mise en scène des déboires du créateur (inspirée de sa propre vie) et mis en abyme de sa propre œuvre, Les aventures d'un romancier atonal est comme la partie émergée de l'iceberg, un arbre exotique qui cache un colosse de jungle sauvage et sans âge, le signe, l'annonce de la pièce maîtresse de l'œuvre laiséquienne, la supernova littéraire de 1500 pages qu'il a mis 10 ans à écrire (et 15 ans à faire éditer) : Los Sorias, autour de laquelle gravite l'ensemble des satellites romanesques de sa cosmovision, non moins débridés et démesurés. Il faudra évidemment attendre un peu pour que Los Sorias vienne perturber l'équilibre gravitationnel de vos bibliothèques ; dans l'immédiat, la place est à la courte décharge électromagnétique de ces Aventures délirantes, épiques et anachroniques : « un condensé de l'ars poetica d'Alberto Laiseca et […] aussi une espèce de “guide de lecture” de l'œuvre de l'écrivain moustachu » comme le dit si bien Guillaume Contré.
Sans doute écrivant depuis son bureau encombré de feuillets, de bouteilles, en compagnie féline et livresque, Alberto Laiseca a aimablement répondu – internet étant une « invention du Prince des Ténèbres » – par courrier (et coursier) à celui que je lui ai envoyé : déroulant le trait de quelques concepts-clés de sa cosmovision, il laisse se dessiner un portrait généreux, non dénué de malice…
Tout a commencé à Camilo Aldao…
Il s'agit du lieu mythique où j'ai grandi. Je suis né à Rosario, mais je n'ai pas grandi dans cette ville, et vu que Camilo se trouve au sud-est de la province de Cordoba, je suis de là-bas. Voilà, c'est la base de presque tout ce que je suis.
Et l'enfance ?
Mon enfance était vraiment moche, car mon pauvre père était fou. Du coup, je me suis vu obligé de fabriquer des mondes imaginaires, uniques, dans lesquels je pourrais habiter. Ç'a été la base de ma littérature.
Qui a pratiquement démarré avec un gérondif...
Quand je n'étais pas encore publié, j'ai envoyé mon recueil de nouvelles Matando enanos a garrotazos [En tuant des nains à coups de massue] à un concours. Un des jurés a dit à un autre juré : « Comment tu peux donner le prix à un type dont le titre de l'œuvre commence par un gérondif ? » On dit souvent que c'était Jorge Luis Borges, mais ce monsieur n'était pas Borges. Cependant, Borges, lorsqu'on lui a parlé du titre de mon livre, avait dit : « Ah ! Très intéressant ! S'agirait-il d'un essai sur la nouvelle littérature argentine ? » L'une de ses habituelles piques sarcastiques, mais il n'a jamais critiqué ce titre. D'après l'encyclopédie : « le gérondif correspond à un état potentiel du verbe. » Or, toute action est d'abord une potentialité et ensuite un acte. Une phrase, un titre, équivaut à un acte (ou une action). Qu'y a-t-il de mal dans ce cas qu'un titre (pas tous) commence par un gérondif, ou une potentialité ?
Votre deuxième roman, Aventures d'un roman atonal s'amuse de l'atonalisme de Schönberg…
Je n'ai jamais nié le génie des grands compositeurs atonals, juste que je considère que leur voie esthétique est erronée. L'atonalisme donne à chaque ton la même hiérarchie ; cela détruit la possibilité de la transcendance. Les compositeurs japonais utilisent les dissonances depuis des siècles, mais ils hiérarchisent. Les compositeurs contemporains devraient les étudier un peu plus…
Ce roman est aussi un parfait exemple de votre « réalisme délirant »…
Je suis d'accord avec Wilde pour dire que le réalisme pur, en art, ne nous donne à voir qu'un vulgaire plateau de faits. Pourtant, ça m'intéresse énormément de parler de la réalité dans mes livres, simplement que le délire créateur le sanctifie. Les distorsions du délire sont, en vérité, des amplifications qui permettent de mieux voir la réalité.
Aussi ample que les architectures monumentales que vous décrivez, comme dans La Hija de Kheops ou La Mujer en la Muralla…
Celle que j'admire et que j'aime le plus est la Grande Pyramide. L'architecte égyptien a dû résoudre de nombreux problèmes très compliqués d'ingénierie, particulièrement parvenir à ce que la partie supérieure de la chambre du roi ne s'effondre pas sur celle-ci. Mais aussi, la taille parfaite et le déplacement de grands blocs, les soulever pour qu'ils occupent leur place dédiée et, pour finir, le polissage et l'élévation des plaques de recouvrement (pour la plupart disparues de nos jours). J'admire la Muraille de Chine pour sa longueur, mais elle est loin de la perfection de la Grande Pyramide. Et il y a quelque chose d'autre, de plus important encore que la perfections techniques. Les pyramides étaient des constructions sacrées, destinées à protéger pas simplement l'âme du pharaon qui l'a fait construire, mais aussi pour que le nom Egypte soit à jamais remémoré. La forme pyramidale est magique et préserve. Les égyptiens, avec leurs pyramides matérielles sur le plateau de Gizeh. Les juifs, de manière spirituelle : ils s'imaginent leur dieu comme une pyramide. Ce qu'on peut constater au revers des billets d'un dollar américain… et voilà pourquoi le nom Israel sera à jamais préservé.
Pas de grandeur dans ce que vous appelez la « vie underground »…
Mon père disait avoir la formule pour mon bonheur. Pour ça, il m'a fait étudier le piano, et ensuite l'ingénierie. En fait, il voulait que je fasse tout ce que lui ne pouvait pas faire ou qu'il ne se décidait pas à faire. Mais j'en ai eu marre d'être une de ses projections, et j'ai tout plaqué. J'ai commencé une vie underground. Durant deux années, j'ai travaillé comme saisonnier dans les champs : raisin, patates et olives. Dans les cultures d'ail et les récoltes de piments. Je passais la bêche pour aider les cultivateurs. Il faisait très froid et j'avais souvent faim. Une nuit, dans ma cahute de cultivateur, j'ai entendu un bruit dans l'eau qui courrait dans la rigole d'irrigation. On aurait cru du verre. Je suis sorti voir et c'était des petits bouts de glace qui descendaient de la montagne. Cette même nuit, j'ai voulu boire de l'eau de ma bouteille et je n'ai pas pu. Elle s'était transformée en glace. Ensuite, je suis allé à Buenos Aires. J'ai travaillé quatre ans et demi comme agent de propreté. Le travail était énorme et la paye misérable. Ça a été comme cela jusqu'à ce que j'ai pu améliorer la qualité et le salaire de mes boulots .
Dans vos livres, on trouve toutes sortes de personnages, comme des jeunes filles perverses…
La perversion étant le sel de la vie, il est donc logique que j'aime les filles ayant de telles inclinations.
…et des dictateurs ou des tyrans.
J'ai bien peur qu'il n'existe aucune tyrannie qui ne soit pas néfaste. Ici, en Amérique latine, on a eu des gars vraiment « sympathiques » : Marcos Pérez, Rojas Pinilla, Papa Doc, Stroessner. Sans parler d'autres, encore plus nuisibles : Hitler, Staline, Mussolini, Franco. Dans Los Sorias, j'ai traité d'un sujet qui m'est très cher : l'humanisation du dictateur. Jusqu'à présent, ce n'est jamais arrivé sur cette terre, que je sache, mais c'était en tout cas mon intention littéraire.
C'est le thème de Los Sorias.
L'humanisation du dictateur. Une femme, un ami et un maître en sciences occultes parviennent miraculeusement à humaniser le Moniteur de la Technocratie, qui commençait à devenir un véritable monstre. Sa tragédie est qu'au moment où il se transforme en quelqu'un de bon, il est trop tard : les armées ennemies sont au portes de la nation et il est l'heure pour lui de mourir.
Les effets de l'Anti-Être et des Anti-Mozart ?
Toutes les religions reconnaissent l'existence de démons. Certaines parlent même d'un Prince des Ténèbres. La métaphysique parle de l'être et du néant. Ma contribution a été de parler d'une troisième entité : l'Anti-Être. L'Anti-Mozart en est un dérivé : il s'agit de tout être humain ennemi de la vie et de l'art.
Ennemis de l'humour et de l'imagination…
Quoi d'autre, sinon l'humour et l'imagination pour nous aider à supporter cette époque terrible ?
Les femmes ?
À moi, elle m'ont humanisé. Sans elles, je ne serais même pas la quart d'un homme et d'un écrivain.
Et être traduit ?
Être traduit n'est pas une garantie de durer (rien ne l'est), mais c'est un espoir de plus.
Quelques mots sur la littérature latino-américaine…
Le grand-père du roman latino-américain est le guatémaltèque Miguel Angel Asturias. Monsieur le président est un livre fondateur. Le grand-père de notre poésie est le cubain Nicolás Guillén. Nous avons un autre cubain : José Lezama Lima, avec Paradiso. Roa Bastos, le paraguayen avec Moi le suprême. En Argentine, nous avons Adolfo Bioy Casares, que je préfère à Borges. Il n'est pas aussi froid que ce dernier, peut-être parce qu'il a été avec plus de femmes… Si ce n'était pour mon incompréhensible et indécrottable modestie, je vous parlerais de Los Sorias, de Alberto Laiseca. Un roman de 1300 pages, qui à cause du peu de cas qu'on lui a fait, a obligé son auteur à se déplacer dans les souterrains de la vie underground.
Et Roberto Arlt ?
Roberto Arlt et Leopoldo Marechal sont les fondateurs de la littérature moderne argentine.
Des auteurs indispensables ?
À part Laiseca ? Edgar Allan Poe et Oscar Wilde.
Poe…
Mon admiration pour Poe est immense. Autant pour son œuvre qu'en tant que personne. Il a eu une vie horrible, jamais d'argent, car on le payait des misères pour ses articles ou ses récits merveilleux. Il n'a été heureux que lorsqu'il s'est marié avec Virginia Clemm. Elle était très belle (il suffit de voir les gravures de l'époque) mais débile mentale. Elle est morte à 26 ans, de tuberculose. La vie du poète s'est arrêtée quand son aimée a disparu. Il lui a survécu peu d'années. Je sais qu'ils sont aujourd'hui ensemble dans l'autre monde et que là, personne ne les séparera.
L'autre monde, ou le paradis…
De l'autre monde, je ne sais pas grand chose… Mais il n'y a pas de canettes, et il n'y a pas de nichons, on a donc tout intérêt à se les procurer ici-même. Avec autant de restrictions, je doute qu'il existe un paradis. Par contre : celui qui a été heureux ici, aura de grandes chances de se la couler douce là-bas. Celui qui a été malheureux aura une probabilité insurpassable d'être insurpassablement malheureux dans cet endroit.
Les nichons !
Les nichons sont le centre de l'univers et les planètes, les étoiles et les galaxies tournent autour d'eux.
Le Vietnam est le sujet du roman sur lequel vous être en train de travailler…
Le Vietnam a été la guerre de ma jeunesse. Elle n'a ressemblé à aucune autre, ni avant, ni après. Il était impossible de s'en sortir entier. Et si on ne te tuait ou qu'on ne te mutilait pas, ta vie au retour ne serait plus la même. Le Vietnam était entièrement parsemé de mines anti-personnelles qui t'arrachaient les couilles ou alors te faisaient sauter et éclater à un mètre du sol. Tu restais aveugle ou sans bras, ou les deux. Les embuscades, d'un autre côté, étaient continuelles. L'ennemi pouvait t'attendre trois ou quatre jours, sans bouger de l'endroit et sans avoir la certitude que ton peloton passe par là. Les USA ont perdu 58 000 hommes. On sait moins que 50 000 gars se sont tués en rentrant à la maison. Et il faut encore compter les milliers de mutilés qui se sont suicidés. J'ai tellement étudié la guerre du Vietnam que je pourrais faire croire à plus d'un vétéran que j'y ai été. À vrai dire, je voulais être volontaire. À l'ambassade américaine, on m'a envoyé paître. Mon dernier recours était d'envoyer une lettre au président Johnson, qui ne m'a jamais répondu. Mon désespoir de voir qu'ils ne me prendraient jamais a été incommensurable. Aujourd'hui, j'en suis content, car je sais que ça se serait très mal passé pour moi. Je ne voulais pas y aller pour l'aventure, ou pour des raisons politiques (même si j'ai toujours été anticommuniste). La peur m'a accompagné toute ma vie, et je voulais prendre une leçon ontologique accélérée : soit je revenais dans un gros sac de plastic vert, soit la peur aurait disparu. Et oui, avec le temps, j'ai découvert que ce n'était pas la meilleure manière de faire…
Photos extirpées de l'invention du Prince des Ténèbres...