J’ai toujours eu la chance de travailler dans des établissements dotés d’une ambiance chaleureuse ou il était possible de plaisanter, entre salle de garde, blague Carambar et almanach Vermot. Plus mon travail était associé à un stress, plus le lieu était propice au chahut. Il arrive un moment ou la décompression est obligatoire et saine. Travailler dans la santé est le plus souvent une lutte quotidienne contre ses propres démons. L’année passée, j’ai ainsi eu quatre cancers, deux anévrismes et un souffle au coeur. Le moindre signe réussi à pourrir mes nuits pendant une petite semaine et je suis devenu avec le temps un grand hypochondriaque. Il faut exorciser sous peine de devenir dingue.
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Lorsque je travaillais à l’Assistance publique, je choisissais toujours des services cliniques dits lourds car je bossais de nuit et il fallait rendre les heures les plus courtes possible. Travailler de nuit avait ses avantages. Nous étions présents dix ou douze plombes de suite et ne travaillions donc qu’un jour sur deux en moyenne. Sans compter sur le salaire qui était bien plus avantageux. J’atterrissais donc le plus souvent dans des réanimations, aux blocs opératoires ou aux urgences. Nous ne débandions pas de la nuit car les tournées étaient constantes. Dès que nous terminions une série de malades, il fallait en commencer une nouvelle. La période comprise entre trois et cinq heures était généralement la moins agitée. Nous en profitions pour dîner. Nous en profitions également pour chahuter. Il n’était pas rare de terminer recouvert de bétadine, de savon moussant et de terminer en caleçon dans les douches. L’eau envahissait les couloirs transformés en patinoires. Nous changions fréquemment de pyjamas et de blouses. Seules nos chaussures humides pouvaient nous trahir le matin.
J’ai débarqué un peu plus tard à l’INSERM et suis tombé par le plus grand des hasards et surtout des bonheurs dans l’équipe de Srini et de François. Le laboratoire grouillait d’étudiants médecins et scientifiques et de stagiaires. Je débarquais initialement pour une année de DEA et j’allais finalement y rester trois années supplémentaires pour mon doctorat. La pression n’était pas la même. Si j’étais loin des transplantations cardiaques ou des leucémies, il fallait obtenir des résultats en recherche fondamentale et les publier dans des revues bien cotées. La chance, les bonnes rencontres et les opportunités sont parfois présentes. On traverse aussi parfois des périodes creuses. Le démon de la déconne en profite pour prendre possession des âmes des chercheurs. Cela tombe bien car les laboratoires sont remplis d’accessoires divers et variés: Nourriture, animaux morts, azote liquide, glace carbonique, sucre en poudre et flotte à volonté.
Je travaille depuis quelques années dans les bureaux ouatés de chez Bonum. Le stress et la pression sont aussi constants. Vendredi dernier, mon équipe a organisé un pot de départ pour deux jeunes médecins. L’un d’entre eux souhaitait ramener des fromages mais n’y connaissait rien. Je lui ai particulièrement conseillé trois spécialités: boulette d’Avesnes, vieux Lille et Epoisse. Il arriva ce qui devait arriver. Une odeur de cadavre en décomposition a envahi nos bureaux. Les poignées des portes, les téléphones, les volets de ventilation, les claviers des ordinateurs et les lunettes des toilettes ont été barbouillés de fromage qui pue. Les comptes se sont réglés dans les couloirs à coup de coca-cola, de chocolat , d’oeufs et de farine. La moquette venait d’être changée. Nous n’aimions pas la couleur.
Même sous la torture, je n’avouerai jamais à Snooze que je m’amuse en douce avec sa console à la con. Mon nain de mari a acheté Mario Kart Wii et je profite de ses nombreuses absences pour m’entraîner seul sans l’avoir sur le dos. Ce jeu vidéo est sans doute le seul capable de me distraire et de me changer les idées. Je projette le jeu sur le mur du salon et me transforme en roi du bitume. Un autre bon moyen de décompresser après une journée pourrie. Snooze devrait se méfier. Il se pourrait qu’il traverse à son tour le désert de Gobi. J’encule Le premier qui me balance aura le droit à mon poing dans la gueule.