Dimanche ! Depuis le balcon, on entend le raffut de la ville posée sur le rivage. Ce n’est pas aujourd’hui que je verrai l’océan dont j’attends beaucoup… à cause de l’adjectif… le verrai-je un jour ? J’aimerais voir avancer les eaux qui subirent cet oxymore : la guerre du Pacifique.
Le programme n’a rien de commun avec mon désir d’enfant (« C’est quand qu’on va à la mer ? »). Kyoto, trésor fastueux, est à une heure de train ; des images se bousculent mais je suis vite distrait par quantité de femmes en yukata (costume traditionnel) : tissu très serré sous la poitrine, longue « robe » rose et lavande aux motifs résolument doux ou carrément kitsch… fleurs rouges ! Sur le masque amidonné aux yeux charbon, comme peints à l’instant, les cheveux montent en se tordant par des détours fabuleusement inventifs, le front pur est un mystère de plus, et tandis que nous roulons je constate avec stupéfaction qu’elles portent des tongues plus étroites que la plante du pied, lui-même recouvert de bas blancs, si bien que le gros orteil qui retient la semelle, passe avec une science patiente sous la lanière forte et je me demanderai tout le jour en croisant ces femmes comment on peut marcher avec cette petite chose ! La cheville doit peser sans souplesse à chaque pas. Ma fille m’avait prévenu : « Observe bien, ils traînent tous des pieds ! » Mon tympan l’avait perçu avant que je le reconnaisse ; désormais je sais pourquoi : ces curieuses chaussures portées sans doute autrefois par tous les Japonais (avec chaussettes) obligent le raclement à leurs oreilles très élégant, aux nôtres désobligeant.
Le métro et le train me fascinent : sorte de velours vert bouteille pour s’asseoir, les rames limpides donnent envie d’aller loin, bruit léger des roues, air climatisé ou peu s’en faut, on respire, jamais de bousculade, si nécessaire on prend la rame suivante, elles se suivent en cadences parfaites. Des escalators partout, un conducteur en tête un contrôleur en queue et à chaque station un employé sur le quai; tous trois sont d’une stricte élégance : képi, gants blancs, cravate. C’est celui de la station qui donne le signal du départ en sifflant. Partout le même rituel. C’est propre, doux, on se croirait dans un film (!), rien de la crasse puante de Paris ni du stress de Londres, je crois qu’on chuchote, inutile en effet d’élever la voix, un modèle de transport en commun où chacun seul à soi peut s’adonner aux SMS, à la lecture ou à la méditation. Je n’ai jamais vu personne parler dans son portable (je me dis que je suis distrait). Dans ce pays de la technologie de pointe, je m’attendais à ne voir que des agacés de l’écran minuscule, à tout le moins de liseuses postmodernes : pas du tout ! J’ai vu des dizaines de femmes et d’hommes plongés dans la lecture de vrais livres avec couverture et pages imprimées, incroyable ! Moi qui allais parader au retour (comme l’exige le cliché) avec ma vision de Japonais tournant les pages fictives de la diabolique liseuse ! Non, ce sont de vrais ouvrages décevants comme les milliers qui, tournant le dos à la vie, s’alignent sur mes rayonnages… quelle époque, à quoi ça sert d’être dans un pays moderne ! De plus, les Japonais recouvrent tous leurs livres d’une manière de papier kraft comme pour dire : « Je lis pour moi et bien malin qui pourra dire ce que je lis ; je suis dans ma fiction bulle, c’est mon secret. » J’éprouve cet enfermement dans le silence bavard du livre comme une provocation, moi dont le sport favori dans le métro parisien consiste à découvrir le titre du livre que lit le voyageur. Le titre est une accroche qui me permettrait de caractériser le lecteur. Que je suis provincial ! Et de toute façon ici je ne le comprendrais pas ! Je me dis que tout compte fait ils ont bien raison de cacher le titre et le nom de l’auteur… il m’est arrivé si souvent, après l’heureuse découverte d’un lecteur dans le métro, de constater que ce crétin lisait du Musso !
Mes rêveries s’effilochent. Eh, on va à Kyoto ! Des lectures me reviennent, je les chasse, je voudrais être naïf, je rêve d’être ignare, un pékin qui n’a jamais lu… et au bout de la nuit de ce vœu ridicule, une voix, un souvenir, un des plus épouvantables du siècle précédent. C’est un poète français. Il est assis à la Maison Blanche, août 1945, le Président est en face de lui. Le poète explique au Président qu’on ne peut pas, que c’est une ville sacrée, une cité qui flamboie dans la mémoire, Kyoto ne mérite pas ça, Kyoto est une capitale de la ferveur. Convaincu par Saint John Perse, Truman désigne à sa place une autre ville pour la seconde bombe atomique, ce sera Nagasaki. Le poète, le pouvoir, la catastrophe majeure… pas de fable plus tragique.
Nous descendons du train, il faut prendre un bus ; la ville semble banale : surpeuplée, atone, confortable sans doute, mais laide. « L’ennui, avec Kyoto, c’est que ce sont des sites éclatés », dit ma guide.
C’est un tremblé de feuilles qui nous accueille à la descente du bus. On dirait une peur en l’air. Une foule énorme. La vente des billets va vite, puis c’est l’engorgement, trop de corps, trop de gens, une manière de guide en uniforme nous canalise vers la gauche alors que la visite se fait par la droite. La déveine. Les battements du cœur s’accélèrent, tous sont aux aguets ; il faut passer un petit pont, des femmes, des hommes, des enfants portés se pressent devant mon mètre soixante cinq. La voix rieuse de Le Nep me revient : « Vous verrez, là-bas, les Japonais sont si petits que vous serez un géant ! » Ils ont grandi, les nouvelles générations sont hélas aussi grandes que les Européens moyens. Aller au bout du monde ne sert plus à rien ; petit tu es, petit tu resteras. J’aurais dû venir il y a quarante ans, à l’époque où ils se nourrissaient exclusivement de riz et de poisson… Il y a quarante ans ! Au fait c’est quoi quarante ans ? Un grand pas pour l’homme, un petit pas pour l’humanité ! Ai-je donc tant vécu ? « L’automne, déjà », dit le poète.
Ma fille me prend par le bras, joue des coudes et me voilà bloqué contre un embarcadère, sur la rive d’un lac. Lumière de rêve, mon regard monte, s’attarde pour tricher sur les collines en surplomb ; j’abaisse mes yeux, se déploie alors sous mes cils l’invraisemblable chose pour laquelle nous sommes venus, de l’autre côté du lac, le pavillon d’or. Aucune photo ne peut en rendre compte, j’ai beau faire – et tous en font autant – mon appareil ne donne rien. Je renonce. C’est une méditation sur le miracle, ses modestes proportions sur trois étages semblent dire : ne me regardez pas trop, ne vous lassez pas de me voir, le temps peut dévider l’image que je propose, ce serait dommage. Il miroite sur l’iris. Je contemple sans rien dire. Un sursaut de terreur me parcourt, ce ne sont que frémissements le long de la colonne vertébrale et je serais seul je m’enfuirais pour revenir à pas comptés, le découvrir peu à peu, mais là cette fureur du sublime en réduction, brutalité du petit temple zen exposé sous mes yeux, sans préparation, c’est trop. Je n’ai aucune habitude de ces dimensions pour le sublime ; c’est le double peut-être de ma propre maison, mais toute cette lumière, tant de magie et nous sommes tellement fades, tellement quotidiens. C’est que les ors sont d’habitude splendeur étalée, ils appartiennent aux écrasants châteaux, aux palais fastueux, ce sont des symphonies de pierre dont les ors sont les accords conclusifs ; le pavillon est une musique de chambre, ses quatre pans parfait taillés dans un bloc d’or franchissent le mur des heures, des saisons, des siècles, il est si bien suspendu dans le vallon, les ouvertures sont tellement bien calculées qu’on pense bientôt qu’il se moque de nos hardes, de nos pelures, de nos pensées triviales : vous vouliez savoir ce qu’est le beau ? Me voici, en modestie, prenez si vous pouvez, ne vous étonnez pas si je demeure, je suis comme ça, je n’y peux rien.
Contournant enfin l’étang par la droite, je m’efforce de l’oublier pour en scruter les échos. Il est partout. Je ferme les yeux un moment ; il a bougé, sa lumière demeure la même ; clair de terre, il projette ses reflets dans l’eau qui s’ocre tranquille malgré les carpes grouillantes sur les bords et les tortues qui escaladent les rocs posés en lisière. Il déploie les ailes de son toit, cils immobiles, chante la mathématique du nombre d’or dans ses profils calés sur une inquiétude sans fond, à cause des rayons montant des angles vifs qui ne laissent aucun pan dans l’ombre. Plus d’ombre… et ce sont des hommes qui ont fait cela. Rien ne le touche. Les appareils photo ont beau crépiter de partout, la présence ironique bouscule les clichés, il est davantage musique qu’architecture peut-être, temple humain j’y reviens, temple humain mais sans défaut. Les arbres et les eaux ne sont là que pour lui rendre hommage, il n’est plus question du vieux débat nature culture, c’est une évidence sans pourquoi ; on ne peut se défaire de son sourire, comme l’ange du même nom à l’autre bout du monde. En m’approchant le mystère s’épaissit, je crois le voir flotter sur l’eau, parader comme un danseur des dieux sur les rives fleuries et la peine des hommes qui le firent en crachant dans leurs mains, de ceux qui collèrent du fond des paumes les feuilles d’or sur le bois, me paraît justifiée. Je devine leur fierté d’édifier pour toujours ce trésor : leur joie revient par les mille soleils de ses murs et à l’instant on se sent ragaillardi d’appartenir au genre humain qui déçoit tous les jours et qui ici fit descendre du ciel la puissance des jours illuminés sur la petite bâtisse en forme de boîte magique.
Je crois que, les minutes s’écoulant, il s’humanise : voir le pavillon d’or et dormir serait la clef, car tout est maison : l’enfance est enclose dans l’affaire, mon ami, tu ne te souviens pas, mais je sais les rêves qu’on forme aux paupières, l’éclat du premier juin de la vie lorsque les pépiements sont encore un absolu ramage fluide, l’appel de la maison quand les crépuscules chatoient au crépi et qu’on aperçoit entre les branches les ailes des nuages épurés au bleu de vitrail, c’est alors seulement que l’on peut supporter l’éclat du grand jour prolongé auprès de moi, auprès du pavillon dont je suis l’origine.
Je suis tellement heureux qu’on ne puisse pas le visiter, ce serait affreux ; déjà bienheureux qu’on puisse le voir ; le faire vibrer sous ses pas serait une offense à ce que nous avons de meilleur : notre fragilité et notre excellence d’esprit. Mon rêve de Pacifique à l’aube de ce jour s’est dissout ; la paix est ici à quelques pas des sakuras (cerisiers) qui se pressent, qui entourent de leur vert argent le simple pavillon d’or, figuration de notre pouvoir à faire de la terre habitée une manière de chant inépuisable.