Paris, place du Trocadéro. Elles sont huit ce samedi, toutes plus pimpantes les unes que les autres. L’une est venue en déambulateur, l’autre en taxi, celle-là prend encore le bus et celle-ci s’est garée sur une place réservée aux handicapés pour ne pas trop marcher…Gare à l’agent qui voudra lui mettre une contredanse, elle lui expliquera qu’à 85 ans, on est tous handicapés et que tel sera aussi son destin bientôt, qu’il le veuille ou non.
Elles sont blondes pour la plupart, magie séfarade oblige, parfumées et maquillées impeccablement. Je leur présente mon fiancé et les "Comme il est beau, ma fille tu es encore plus superbe qu’avant, on dirait ta grand-mère, cinq sur vous, mabrouk, mabrouk, mabrouk…" fusent.
La bande d’amis de ma grand-mère est ainsi demeurée, malgré l’immigration à Paris et malgré le temps qui passe. Le samedi après midi, c’est donc depuis quatre décennies le rendez-vous des "copains" de Tunisie.
Place du Troca, il y avait le coin des hommes et celui des femmes. Peu à peu, la table des hommes s’est vidée. Ne reste que celle de leurs épouses qui elle aussi se fait de moins en moins garnie année après année.
Cela me fait plaisir de retrouver toutes ces vieilles dames au milieu de ce rituel folklorique. Il y a de ces choses qui ne changent pas et que j’aimerais ne jamais voir disparaître.
Une heure plus tôt, j’étais en train d’interroger ma grande-tante sur son exil et sa nostalgie de la Tunisie. Je m’étonnais de son absence de regrets alors que ma mère est elle bien plus attachée à sa terre natale qu’à la France.
Au café, je repose les mêmes questions sur l’exil aux "copines" et dans un brouhaha incroyable, des oui et des non se mêlent, des souvenirs émus et des fous rires s’entrechoquent pendant qu’"il" photographie ce moment privilégié. L’exil serait donc affaire de personne.
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Ma vie est une suite de départs et de retours, comme celle de mes parents et de mes grands-parents. Moi qui voulais briser le lien, devenir une "racinée", j’ai fini par rentrer dans le rang.
Un jour d’octobre, j’ai donc pris un vol sans retour. Pas d’émotions excessives, non, juste la sensation ancrée d’être à ma place, de faire le bon choix.
Un an plus tard, me voilà de passage chez mes parents pour trois jours à peine. Je cherche frénétiquement des livres en français.Tiens donc, "Les immigrants", un des préférés de ma mère.
Je mets des semaines à le terminer, il m’ennuie. Seul le synopsis est joli par son évocation de "l’espace-temps perdu puis retrouvé". Je le recopie machinalement sans pourtant parvenir à en saisir la signification. L’inconscient a du ressort, il n’y a pas à dire.
Ce n’est que quelques mois plus tard, en vacances à Paris, le livre en poche pour le rendre à ma mère, que la notion d’espace-temps se révèle à moi. Et m’explose en pleine figure.
Pendant douze jours, je cours à travers mon espace-temps perdu. Tout a changé mais pour moi, Paris s’est figé il y a un an et demi. Il s’offre bizarrement, de façon pré-déterminée. L’image est semblable à celle que j’ai quitté en immigrant. Elle semble être devenue immuable. Les couleurs, les formes et même les odeurs sont inchangées.
Je retrouve les uns et les autres au sein de ce cadre de souvenirs. Tout le monde rit, boit sans modération, se souvient des jours de fac et des milles anecdotes qui ont construit notre lien. Il n’est plus question de continuité, mais de tendresse et de ce qui fonde ces relations intemporelles. On se raconte donc un peu, comme on peut, mais déjà il faut repartir vers un autre espace-temps.
Cette nouvelle vie à l’étranger est dynamique tandis que celle du retour s’est cristallisée le jour du départ. Le présent a décampé et inexorablement, fatalement, ceux qui partent deviennent les exilés de ceux qu’ils ont quitté.
Seule exception à ce destin d’immigrants : la famille proche. Un miracle s’opère, tant bien que mal. Je les retrouve avec les mêmes joies et les mêmes déchirures, les mêmes problématiques. Le présent s’est accroché à la famille pour des raisons qui me sont encore inconnues, et résiste aux multiples départs.