« Les prophéties sont nombreuses
dans l’Enéide. Elles incitent au
départ et confisquent les haltes. A l’instar d’Apollon consulté à Delos, elles
sont le plectre qui frappe les cordes de la lyre intérieure et rappelle au
héros sa mission. Elles scandent une révélation progressive. Virgile chante
l’homme et son destin, c’est-à-dire le poème en acte. Pour lui, pour Enée, la
parole est toujours devant. Suivre la
parole, c’est lui obéir. Tout poème digne de ce nom est un ordre. Ne pas
entendre ce qu’il exige de nous, ne pas toucher le tranchant de l’appel, ne pas
être terrifié par l’espace qui nous sépare de lui, c’est ne pas le lire. »
Jean-Baptiste Para, Longa tibi exilia,
Æncrages & Co, collection « Voix de chants », 1990 [sans
pagination].
○
« La paresse est l'unique fragment qui nous soit resté du paradis »,
disait Schlegel. Fenosa s'est toujours tenu proche de la genèse et de la
jeunesse du monde. La paresse dont il nous parle n'est pas l'oisiveté banale du
fainéant. C'est une paresse superbe qui est l'autre nom de la confiance dans le
destin. Or le destin veille sur l'insouciant « en vertu d'une certaine
logique (car qui d'autre pourrait se soucier de lui) et en vertu d'une méthode
qui fait des premiers les derniers » (Andreï Siniavski). Cette paresse
selon Fenosa est aussi une manière de rapatrier le repos du septième jour au
sein des premiers jours de la création. Car le repos est pour lui un élément
logique et non pas un terme chronologique de la création. Cette création dont
nous devons garder à l'esprit qu'elle est faite, sous la parole divine comme
entre les mains du sculpteur, d'un tumulte de terre et d'eau...
« Le travail – nous dit encore Fenosa – n'est pas une question d'effort,
mais d'intensité et de moment. » Il y est venu avec une main tremblante.
Ce tremblement de la main gauche, séquelle d'une maladie d'enfance, devait lui
interdire la taille du marbre. Il parle de « gêne considérable », de
« handicap ». Mais il connaît la grande loi de la vie, celle dont ne
cessent de nous entretenir les contes : le handicap jette l'homme au cœur
de son propre destin et s'il consent à ce destin, l'obstacle pour lui deviendra
talisman, il ne sera pas aboli mais érigé en puissance. De l'imperfection du
corps peut ainsi naître une géométrie morale qui va faire de l'œuvre le site où
exaucer l'imparfait. C'est pourquoi une haute exigence de perfection entre dans
le credo de Fenosa – « Je crois à la liberté, la félicité, la
bonté, la perfection... » –, mais c'est pourquoi aussi cette perfection
n'est jamais oublieuse de sa racine, de ses prémices dont le visage est celui
de l'imperfection. D'où la diatribe contre Praxitèle : « Praxitèle
m'a gâché la vie. Aussi m'en suis-je détaché. Il recherche trop la perfection
et la pureté. Et la race pure n'existe pas. Il n'y a que des mélanges... La
nature a besoin des changements, des échanges, des mélanges. L'ennemie est la
race pure. »
Jean-Baptiste Para, Le Jeûne des yeux et autres exercices du regard,
« notes sur l'art », Editions du Rocher, collection Voix intérieures,
2000, p. 123-124.
[Choix de Matthieu Gosztola]