Socialiste pragmatique, soucieux de prendre en compte les réalités
économiques, l’ancien chef du premier gouvernement socialo-communiste de la Ve République a pourtant acquis l’image d’un homme de gauche sincère porté par un talent d’orateur
exceptionnel.
C’est un véritable "dinosaure" de la politique française qui
vient de s’éteindre ce vendredi 7 juin 2013 à Clamart. Adoptant le look improbable de Georges Clemenceau depuis quelques mois, Pierre Mauroy est parti avec les souvenirs d’une génération politique très particulière, celle qui a cru au
changement proposé par François Mitterrand lors de son élection le 10 mai 1981.
Né le 5 juillet 1928 à Cartignies, dans le Nord, il fut l’un des rares chefs du gouvernement, au moins depuis
la Libération, à avoir été nommé à Matignon sans avoir eu une seule expérience ministérielle auparavant, particularité qu’il a partagée avec Georges Pompidou et, plus tard, l’actuel locataire, Jean-Marc
Ayrault.
L’orthodoxe face au florentin
Contrairement à ce que certains socialistes voudraient faire croire, Pierre Mauroy n’était pas le
représentant d’un socialisme de rêve ni de réenchantement. Au contraire, il était un socialiste pragmatique, modéré, réaliste, conscient des impératifs économiques et toujours parmi ceux qui
devaient tempérer les décisions parfois farfelues que François Mitterrand prenait en matière économique pour des raisons purement politiciennes.
On a l’habitude, souvent, de parler d’un "tournant de la rigueur" en mars 1983, mais il s’est négocié dès le
9 juin 1982, lors de la deuxième conférence de presse présidentielle qui s’était tenue quelques jours après le fabuleux et luxueux Sommet du G7 à Versailles et juste avant une nouvelle
dévaluation du franc, et même dès le 29 novembre 1981, quand le Ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors, évoqua au "Grand Jury" de RTL une "pause" dans les réformes
socialistes.
Du reste, quelques heures après sa nomination à Matignon, le 21 mai 1981, Pierre Mauroy avait supplié
François Mitterrand de décider d’une dévaluation du franc en raison des spéculations contre la monnaie française et de la fuite massive de capitaux à l’étranger, mais la France a perdu plusieurs
milliards de francs supplémentaires parce que François Mitterrand ne voulait pas prendre une telle décision le jour de son investiture : sa gloire versus l’intérêt de la nation, l’affaire
était déjà pliée, et Pierre Mauroy était là pour ramasser tant bien que mal.
Et cette "modération" n’était pas seulement à partir de 1981.
Déjà bien avant.
Jeune militant plein d’avenir
Car Pierre Mauroy, jeune professeur d’histoire dans un collège d’enseigne technique, responsable syndical à
la FEN, est devenu à 28 ans le dauphin du secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet, au congrès de Paris en 1966 (nommé secrétaire général adjoint).
Le maire d’Arras avait en effet beaucoup d’espoir sur la capacité de Pierre Mauroy à réorganiser la SFIO dans
un nouveau parti, le "parti socialiste" qui vit le jour le 13 juillet 1969 au congrès d’Issy-les-Moulinaux (qui était la suite du congrès d’Alfortville le 4 mai 1969 qui avait désigné Gaston
Defferre comme candidat à l’élection présidentielle anticipée). Mais comme Pierre Mauroy avait refusé à Guy
Mollet de nommer en numéro deux Ernest Cazelle, Guy Mollet le fit battre le 17 juillet 1969 au profit d’Alain Savary au poste de premier secrétaire du PS.
Le 13 juin 1971 au congrès d’Épinay, Pierre Mauroy (dont la motion avec Gaston Defferre avait obtenu 30,0%
des mandats) a pris sa revanche sur la ligne Mollet en s’alliant avec François Mitterrand (représentant 15,0% ; nouvellement arrivé, imaginez François Bayrou se présentant à la tête du PS au congrès de Reims de novembre 2008 !) et Jean-Pierre Chevènement (8,5%), représentant 54,5% tandis que la motion d’Alain Savary et de Guy Mollet n’a obtenu que 34,0% et qu’alliée à celle de Jean Poperen (12,0%), elle ne
formait plus la majorité (46,0%).
Pour François Mitterrand, consacré le 16 juin 1971 premier secrétaire du PS et chargé de signer un accord d’union de la gauche avec les communistes, le soutien crucial de Pierre Mauroy (qui avait renoncé à postuler lui-même à la direction) lui a permis d’avoir une grande partie de la base du PS.
Baron local et puissant éléphant
Élu premier adjoint de Lille en mars 1971, Pierre Mauroy fut élu maire de Lille le 8 janvier 1973 après la
démission d’Auguste Laurent, puis député du Nord le 11 mars 1973. Il resta maire de Lille jusqu’au 25 mars 2001 (date à laquelle il céda la mairie à Martine Aubry), mais resta président de la communauté urbaine de Lille jusqu’en mars 2008 (pendant dix-neuf ans).
Il resta député jusqu’au 2 octobre 1992, date à laquelle il est devenu sénateur pendant deux longs mandats, jusqu’au 1er octobre 2011. Parmi les autres fonctions électives, il fut
député européen du 17 juillet 1979 au 6 mars 1980, et président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais de 1974 au 1981. Sauf erreur de ma part, il n’a perdu aucune élection
personnellement.
À 35 ans, baron du Nord, chef de la très influente fédération socialiste du Nord, Pierre Mauroy se consacra
avec beaucoup de fougue aux batailles internes au sein du PS dans les années 1970 comme numéro deux.
Il fit cependant alliance avec Michel Rocard au congrès de Metz en avril 1979, après la défaite du PS aux élections
législatives de mars 1978 et la rupture de l’union de la gauche, dans l’optique de l’élection présidentielle de 1981. Venu tardivement du PSU au PS, Michel Rocard était alors une personnalité
très populaire et donnait plus d’espoir de victoire que François Mitterrand qui avait déjà échoué deux fois à l’élection présidentielle. Mais l’alliance Mauroy-Rocard qui défendait une ligne
modérée (sociale-démocrate) a été battue par la ligne d’alliance avec le PCF défendue par François Mitterrand et Jean-Pierre Chevènement. C’est dans ce congrès que Laurent Fabius s’est fait remarquer par un discours très antirocardien qui lui valut certainement Matignon
quelques années plus tard.
Premier Ministre de la gauche socialo-communiste
Malgré ces divergences de vision, Pierre Mauroy fut nommé par François Mitterrand le 21 mai 1981 premier
Premier Ministre socialiste de la Ve République. Dans une symbolique très historique, reprenant l’héritage de Léon Blum en 1936 (plus que de Guy Mollet en 1956), cette nomination fut donc la récompense à une fidélité très exigeante qui autorisa quelques réticences
contre certaines considérations fantaisistes sur l’économie (l’électoralisme ayant toujours primé sur le "sérieux budgétaire".
C’est à cette époque que l’Élysée et Matignon fixèrent la règle très artificielle de limitation à 3% du PIB
les déficits publics, ce qui permettait de refuser de manière rationnelle des demandes (nombreuses) de financement de beaucoup de camarades socialistes, mais qui contribua aussi à l’accroissement
de la dette de l’État par l’acceptation d’un déficit chronique repris également par les gouvernements de centre droit qui suivirent.
Pierre Mauroy a formé trois gouvernements. Le premier n’a duré qu’un mois, le temps d’élire une nouvelle
Assemblée Nationale où le PS obtint la majorité absolue des sièges.
Son deuxième gouvernement, nommé le 22 juin 1981, a vu l’entrée historique de quatre ministres communistes et
chercha à appliquer scrupuleusement le programme socialiste, afin de prouver que "l’expérience socialiste" pouvait durer et ne pas échouer en France. Invité au "Club de la presse" d’Europe 1 le 5
septembre 1982, pour le premier anniversaire de son arrivée au pouvoir, Pierre Mauroy avait ainsi tenu à longuement énumérer les cent dix propositions du candidat François Mitterrand et avait indiqué ce qui avait été réalisé ou pas.
Parmi les réalisations, l’abolition de la peine de mort (loi du 9 octobre 1981), les lois Auroux, les nationalisations de grandes entreprises (loi du 13 février 1982), la loi Defferre de décentralisation
(élection au suffrage directe des conseils régionaux, transferts de compétences de l’État vers les collectivités locales), l’autorisation des radios libres et la mise en place d’une autorité indépendante pour l’audiovisuel, les 39 heures, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60
ans, l’impôt sur les grandes fortunes, etc. Beaucoup de mesures ont été favorables aux salariés mais sans tenir compte du contexte économique mondial et sans anticiper les transformations
industrielles majeures (textile, sidérurgie etc.) dans un pays déjà plongé dans une crise économique grave (avec deux millions de chômeurs).
Après une semaine d’incertitude et de rumeurs à la suite de nombreuses défaites aux élections municipales des
6 et 13 mars 1983, Pierre Mauroy et Jacques Delors ont fini par convaincre François Mitterrand de laisser le franc dans le SME (serpent monétaire européen), précurseur de l’euro. Pierre Mauroy fut finalement chargé de former un troisième gouvernement le 22 mars 1983 en renforçant
considérablement l’influence du Ministre des Finances Jacques Delors devenu numéro deux et du Ministre des Affaires sociales Pierre Bérégovoy, numéro trois.
C’est à cause du projet d’uniformisation du système éducatif prôné par le Ministre de l’Éducation nationale
Alain Savary que son gouvernement a chuté. Les millions de manifestants pour l’école libre du 24 juin 1984 ont eu raison du projet Savary. Après une cuisante défaite aux élections européennes du
17 juin 1984 (seulement 20,7%), François Mitterrand a déclaré forfait le 10 juillet 1984, ce qui entraîna la démission d’Alain Savary et par solidarité, celle de Pierre Mauroy le 17 juillet 1984.
Alain Savary aura été l’empêcheur de tourner rond de Pierre Mauroy.
À son passif, au-delà d’un endettement massif et de la désindustrialisation de la France, c’est durant cette
période (1981-1984) que Jean-Marie Le Pen passa de 0,7% (à l’élection présidentielle de 1974, il n’a pas eu les cinq cents signatures pour 1981) à
10,9% (aux européennes de juin 1984) après l’épisode de Dreux (septembre 1983) et après la consigne de l’Élysée d’inviter dans les médias publics le leader du FN (confirmée par le directeur de
cabinet).
Pierre Mauroy laissa place à Laurent Fabius son fauteuil de Premier Ministre, le plus jeune de toutes les
républiques.
Patron des éléphants
Toujours loyal vis-à-vis de François Mitterrand, il n’a cependant jamais renoncé à défendre ses idées avec
conviction. Lors de la réélection de François Mitterrand et de la nomination au gouvernement du premier secrétaire du PS depuis le 24 janvier 1981, Lionel Jospin, Pierre Mauroy est parvenu le 14 mai 1988 à s’emparer (enfin !) de la tête du PS contrairement
à la volonté présidentielle qui aurait préféré y voir Laurent Fabius. C’était la responsabilité dont il rêvait.
Pierre Mauroy réussit à se maintenir à ce poste lors du très houleux congrès de Rennes en mars 1990, en
rassemblant un front antifabiusien avec Lionel Jospin et Michel Rocard, mais le 9 janvier 1992, il laissa son siège in fine à Laurent Fabius (son perpétuel successeur) pour prendre, quelques mois
plus tard, la présidence de l’Internationale socialiste (du 17 septembre 1992 au 10 novembre 1999), succédant à l’ancien chancelier allemand Willy Brandt (l’actuel président depuis le 30 janvier
2006 n’est autre que …Georgios Papandreou et l’une de ses vice-pésidents est Ségolène Royal). Il se consacra aussi à la création et à la présidence de la Fondation Jean-Jaurès à partir du 21
février 1992 (jusqu’à sa mort).
Devenu un "sage" plutôt ignoré
Replié dans son fief lillois, Pierre Mauroy organisa laborieusement sa succession au profit de la ministre
Martine Aubry (qui a échoué plusieurs fois aux législatives dans le Nord), et au détriment du dauphin local, Bernard Roman (député PS).
En 2006 et 2007, séduit par le concept de "démocratie participative", Pierre Mauroy se transforma en un soutien enthousiaste de la candidature de Ségolène Royal puis, à la primaire socialiste de 2011, en un soutien de
raison à Martine Aubry.
Malgré sa retraite, Pierre Mauroy n’a pas pu échapper aux mailles de la justice par sa condamnation le 4
février 2011 par le tribunal correctionnel de Lille à 20 000 euros d’amende avec sursis pour abus de confiance dans une affaire d’emploi fictif présumé à la communauté urbaine de Lille en
1992 dont a bénéficié l’actuelle adjointe au maire de Paris Lyne Cohen-Solal (PS).
L’accolade émouvante
Après une opération très éprouvante le 12 avril 2012 (pour soigner un cancer du poumon), Pierre Mauroy a
trouvé la force de se rendre à l’Élysée, malgré une marche difficile, à la cérémonie d’investiture du nouveau Président de la République le 15 mai 2012. Entouré d’anciens autres Premiers
Ministres socialistes, Pierre Mauroy fut chaleureusement salué par François Hollande, une accolade à l’émotion forte qui n’a pas pu ne pas être
associée à la fameuse accolade de François Mitterrand à Pierre Mendès France (1908-1982) dans les mêmes circonstances le 21 mai 1981.
Avec la disparition de Pierre Mauroy, les deux plus anciens Premiers Ministres encore en vie sont
paradoxalement ceux qui ont été les plus jeunes de la Ve République, Jacques Chirac (41 ans le
27 mai 1974) et Laurent Fabius (37 ans le 17 juillet 1984).
L’incarnation d’une gauche mythique
Homme politique ayant eu du "coffre", d’une corpulence impressionnante, véritable tribun, parfois terrible
avec ses contradicteurs, un peu oublié ces derniers temps de ses camarades socialistes, Pierre Mauroy devient aujourd’hui le représentant modèle d’un supposé "peuple de gauche", tout aussi
hypothétique que fictif (il n’existe qu’un seul peuple, le peuple de France), qu’aimeraient incarner, à leur tour, dans la même mythologie socialiste, François Hollande et Jean-Marc Ayrault.
Mais aujourd’hui, justement, sa mémoire n’appartient ni au "peuple de gauche", ni aux socialistes, mais tout
simplement à la République française, au même titre que d’autres personnalités honorables de la vie politique.
Pierre Mauroy recevra pour cette raison un hommage de la République aux Invalides ce mardi 11 juin 2013 à
partir de 10h00 et sera enterré à Lille le jeudi 13 juin 2013 à la Cathédrale de la Treille.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (10 juin
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le congrès de Metz en avril
1979.
La victoire du
10 mai 1981.
Les 110
propositions du candidat Mitterrand.
L’union de la gauche.
Martine Aubry.
Ségolène Royal.
Laurent Fabius.
François
Hollande.
Lionel
Jospin.
Michel
Rocard.
Jean-Pierre
Chevènement.