Héliopolis, le 24 février 1912
Mon cher Monsieur Warocqué,
Vous avez dû recevoir ma lettre du 15 c[ouran]t, vous annonçant l'envoi du petit vase en verre, ainsi que l'enlèvement du buste de Cléopâtre et des deux mains.
J'espère que le tout arrivera en bon état enBelgique.
MRM - Archives Warocqué,
R 34 / F 26
Une reine à Mariemont ?
C'est la question que je posai mardi dernier et pour laquelle d'aucuns parmi vous évoquèrent quelques grandes dames de l'Histoire moderne ou contemporaine du pays. Mais qui, in fine, ne correspondaient nullement à celle à laquelle je pensais ...
Cléopâtre à Mariemont ? C'est à elle que pourtant faisait allusion ce document autographe
choisi d'emblée ce matin pour entamer notre rendez-vous et que, souvenez-vous, je vous avais déjà présenté.
Cléopâtre ? Au château-musée des Warocqué à Mariemont ? Est-ce bien concevable ?
Pour confirmer ou infirmer cette supposition, des investigations s'imposent.
D'envergure. Minutieuses. Difficiles, peut-être ; longues, assurément.
Commençons, voulez-vous, par collecter des renseignements sur l'auteur de la lettre adressée d'Héliopolis à Raoul Warocqué le 24 février 1912 : elle est signée d'un certain Daninos.
Voilà déjà une première indication non négligeable, intéressante même - car de cela au moins nous sommes assurés -, mais loin d'être suffisante : qui était-il ?
Nécessité oblige, j'entreprends de fouiller dans ma documentation.
Et tout d'abord de feuilleter la deuxième édition que je possède de l'incontournable Who was who in Egyptology ?, de Warren R.Dawson et de Eric P. Uphill.
A l'entrée Daninos, j'avise la parenthèse qui suit son nom : c. 1840 - c. 1912.
Avec ce petit c, abréviation du terme latin circa signifiant "environ" et les deux dates avancées, mes recherches commencent sous de bien mauvais augures puisque, selon d'autres sources plus récentes, les unes, - comme par exemple la Bibliothèque nationale de France (BNF) -, indiquent 1843-1925 quand d'autres, - notamment l'article de Madame Claire Derriks, Conservatrice des Antiquités d'Égypte et du Proche-Orient au Musée royal de Mariemont, introduisant le catalogue officiel des monuments égyptiens -, notent 1845-1925.
Qu'elles soient ou non assorties de ce circa qui donnerait à penser que l'on ne sait pas exactement ni quand il est né ni, bizarrement, quand il est décédé, toutes ces approximations rencontrées accusent incontestablement des écarts notoires qui me paraissent, sinon inopportuns, à tout le moins étranges quand on veut bien prendre conscience qu'il s'agit là d'une époque pas très éloignée de la nôtre.
Même si, vous en conviendrez, le détail ne se révèle pas d'extrême importance, il faudra qu'un jour je tente de rompre cette incertitude - peut-être en me procurant la quatrième édition revue et augmentée du Who was who ..., parue en juin 2012 sous la direction de Morris Bierbrier.
Poursuivant ma lecture, je découvre, dans ce "dictionnaire" anglais, qu'Albert Daninos-Pacha était d'origine grecque. Oui, mais Madame Derriks à Mariemont le dit de naissance algérienne. Ce que, par ailleurs, confirme un site de généalogie sur le Net qui, si je le suis bien, me conduit jusqu'au célèbre écrivain Pierre Daninos (1913-2005) - petit-fils, donc, d'Albert Daninos-Pacha - et dont, adolescent, j'avais fort apprécié la lecture de ses succulents Carnets du Major Thompson.
Je vous le concède : là n'est peut-être pas non plus l'essentiel.
Toutefois, je commence doucement à m'impatienter face à toutes ces discordances et de dates et d'origine !
Nonobstant que sur ses activités professionnelles, les sources paraissent mieux
s'accorder, - ouf !, me direz-vous -, je prends la décision de ne point trop en tenir compte, de me passer d'intermédiaires et de mener mon enquête personnelle en ne consultant que des documents
d'époque, rédigés soit par Daninos lui-même, soit par des égyptologues qu'il a côtoyés ou pour lesquels il a un temps travaillé.
Si vous le permettez, je commencerai par une lettre de Gaston Maspero (1846-1916), alors Directeur général des fouilles et musées d'Égypte, datée du 25 mai 1899, proposée à l'entame de Les Monuments funéraires de l'Égypte ancienne (que vous pourrez vous aussi librement télécharger sur l'excellent site Gallica de la BNF), ouvrage que Daninos publia en 1899, chez l'éditeur Leroux, à Paris.
Ce texte mentionne qu'avant de partir pour la terre des Pharaons, le jeune Albert Daninos entreprit des études d'égyptologie au Louvre sous la férule d'Adrien de Longpérier (1816-1882) et de Théodule Devéria (1831-1871).
J'observe par parenthèse que dans sa notice, p. 28, Madame Derriks prête malencontreusement à Longpérier, les dates de Devéria, qu'elle ne cite pourtant pas.
Dans sa lettre, Maspero rappelle également que trente ans plus tôt - Daninos avait en effet quitté la France en 1869 pour rejoindre Auguste Mariette (1821-1881), Directeur du service de conservation des antiquités de l'Égypte, espérant poursuivre aux côtés de ce maître les études entamées au Louvre -, le destin avait quelque peu contrecarré ses plans puisqu'il travailla dans un Ministère avant de diriger des exploitations de canne à sucre.
Mais atteint comme tant d'autres du "virus" de l'égyptologie, l'homme consacra son temps libre à mener un certain nombre de prospections archéologiques, notamment près d'Alexandrie, à Héliopolis et au Fayoum ...
Au sein d'un court mais très instructif et passionnant rapport qu'il adressera à Gaston Maspero en 1886 (également disponible sur le site de la BNF), j'apprends qu'à l'invitation de Mariette précisément, alors fort occupé par les préparatifs de la représentation, lors des festivités d'inauguration du Canal de Suez, de l'opéra Aïda dont il avait rédigé le livret pour la musique de Verdi, - nous sommes en décembre 1871 -, Daninos fut désigné par le khédive Ismaël-Pacha pour diriger des fouilles à Meidoum ... dont il exhumera les célébrissimes statues de Rahotep et Nefret actuellement au Musée du Caire, groupe que j'avais évoqué et montré, rappelez-vous, à la fin d'un ancien article d'avril 2011.
Poursuivant mes recherches dans une série d'archives, je lis, dans le compte rendu de la séance du 3 mars 1899 de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres que publie le site Persée, ces termes prononcés devant l'assemblée par Gaston Maspero :
La photographie dont j'ai l'honneur de soumettre un exemplaire à l'Académie
représente la tête d'une reine d'époque ptolémaïque, coiffée en Isis ; un autre fragment montre deux mains serrées, l'une d'homme, l'autre de femme.
C'est tout ce qui reste actuellement des colosses découverts à Alexandrie, sur l'emplacement de l'ancien faubourg d'Éleusis, par Mahmoud-Pacha el-Falaki, et déjà décrits par lui il y a près de trente ans.
Comme il l'avait vu dès le premier instant, ces débris appartenaient très probablement aux deux statues érigées à l'entrée du temple de Déméter et de Proserpine et qui figuraient Antoine et Cléopâtre assimilés à Osiris et à Isis. Les morceaux du colosse masculin sont enfouis aujourd'hui dans les remblais du chemin de fer ; ceux du colosse féminin ont été remis au jour en 1892-1893, par Daninos-Pacha, et un moulage en a été transmis au Louvre en attendant qu'un musée européen se décide à les acquérir.
(Le moulage de la tête constitue l'objet de la photographie ci-dessus que je me suis autorisé à extraire de la publication du compte rendu de la séance du 3 mars à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Volume 43, 2 (1899), p. 132., en vue de la reproduire ici pour vous.)
Que voilà de bien intéressants propos de la part de l'égyptologue français, mais dont, pour l'un d'entre eux, à l'aune d'autres documents anciens, je me dois d'apporter une importante correction.
En effet, Maspero dit que la tête ptolémaïque fut mise au jour par ce Mahmoud el-Falaki dont je vous avais touché un mot le 21 mai dernier quand nous avions commencé notre visite des salles ceignant la Réserve précieuse : il s'agit de l'astronome mandé par le Khédive pour dessiner une carte d'Alexandrie destinée à l'empereur Napoléon III. Vous vous souvenez ?
En réalité, il n'en est rien ! Ces fragments et bien d'autres, j'y reviendrai
abondamment la semaine prochaine, furent découverts aux environs de 1840 par le consul anglais Anthony Charles Harris (1790-1869), collectionneur de papyri, dont les plus connus parce que
recelant des textes littéraires d'importance, ont été nommés par les égyptologues : Papyrus Harris I, Harris II, Harris 500 ou encore Harris 501.
Dans l'intervention de G. Maspero à l'Académie, nous apprenons également que le "redécouvreur" des pièces mentionnées fut Albert Daninos-Pacha à propos duquel, depuis ce matin, nous nous posons tant de questions.
Nous y apprenons enfin qu'il semblerait que nous soyons en présence d'une reine Cléopâtre, probablement LA reine Cléopâtre, la septième du nom ; et qu'elle n'était point seule ...
C'est à coup sûr un portrait pris sur le vif, et non pas une tête idéale de souverain égyptien. Le front est large, l'oeil enfoncé sous l'orbite, la joue ferme, la bouche sensuelle, le menton gras, et dans l'ensemble les traits sont d'une femme arrivée au-delà de la trentaine ; le nez seul n'a pas été respecté, et ce n'est pas encore ce monument qui nous permettra de savoir si le nez de Cléopâtre était ou non de la longueur qu'il eût fallu pour changer la face du monde, ajouta Maspero dans l'adresse aux membres de l'Académie qui nous sert ce matin de fil conducteur.
Cléopâtre ? À Mariemont, au château-musée des Warocqué ? Est-ce concevable ?
C'est pour essayer de répondre à ces questions et probablement à d'autres encore que je vous propose de poursuivre cette enquête en ma compagnie, amis visiteurs, mardi prochain 18 juin.
L'appel est lancé !
Retrouvons-nous donc ici, voulez-vous, au Musée royal de Mariemont devant ce
visage à l'oeil
térébrant, au sourire immanent, adamantin, énigmatique, immarcescible ; devant ce visage éminemment sensuel : apollinien, pour l'exprimer d'un mot ...
(Daninos : 1886 ; Dawson-Uphill : 1970, 76 ;
Derriks : 2009, 28 ; Maspero : 1899, 132-3)