« Cela signifie, a-t-il répondu, qu'il ne mangera pas non plus les jours suivants.
– Un cobaye ne peut pas être malade ? ai-je objecté.
– Un cobaye est trop petit, à côté de nous, dit mon collègue Karasek. Chez nous, le rhume et l'hémorroïde sont assez éloignés l'un de l'autre pour qu'il y ait encore entre les deux de la place pour l'otite, l'infarctus, la crise de foie, l'appendicite. Tandis qu'un cobaye qui attrape un rhume a en même temps une pneumonie et une dysenterie. Qui voudrait soigner un cobaye ?
Voilà une différence de taille, entre les cobayes et nous les hommes. Pratiquement la seule. Et en observant avec plus d'attention ces deux curieuses espèces, à vrai dire loin d'être exclusivement étrangères, on aimerait conclure qu'il n'y rien moins qu'une différence d'échelle. Vaculik s'occupe, dès les premiers chapitres, à semer le doute chez son lecteur : ce cobaye est-il un symbole ou une allégorie de la vie humaine ? Ou les points de conjonctions entre les deux créatures ne sont-ils que le fruit d'un hasard ou d'une nature profonde ? Ou encore s'agit-il simplement d'une même famille ? Cette irrésolution provient pour grande part du doute distillé par l'auteur, un doute devenant clairement paranoïaque. Tout le moteur de l'écriture et de la composition du roman fonctionne sur ce doute. Le cobaye a tôt fait d'être, par un curieux phénomène de mimétisme domestique, un modèle pour son maître – un modèle qu'on pourrait quasiment dire psychique. Et les heurts, les saccades, les réitérations de la langue que le narrateur emploie, avant même les cahots de son mode propre de vie, agissent comme des chausse-trapes dont on ne sait pas vraiment s'ils amènent à un piège ou à un trésor – et la répartie à l'humour glaçant des voix narratives entretiennent justement l'équivoque.
Difficile en tout cas de ne pas voir dans ces petites bestioles pelotonnées le signe d'une tradition littéraire et d'un contexte socio-historique, mais Les Cobayes s'en détache rapidement pour dresser un tableau des rapports humains aux nouvelles nuances de gris.
La grisaille de la vie de bureau absurde, avec sa fouille des employés de banque à la sortie et son système cryptique de vol organisé ; la vie de famille dont le vernis ne cesse de vouloir craquer pour révéler sa nature de simulacre ; et jusqu'à cette page étrange où le narrateur, avec une espèce de sadisme tranquille, organise avec méthode la noyade d'un de ses cobayes dans la baignoire familiale, comme dans une de ces séances de waterboarding auxquelles notre époque nous a hélas presque habitués comme un cliché de la torture. On se demande s'il y aurait moyen de sortir de cette simple notion de résistance, et soudain, à l'aune du dénouement aussi bref que violent, on finit par en deviner une autre : c'est celle du sacrifice.
Il est parfaitement possible de relire Les Cobayes de Vaculík sous le sceau du sacrifice, des rituels qui sont organisés en vue de son accomplissement, de ses proies qui ignorent souvent leur nature occulte de victimes, de ses prêtres enfin qui excellent à dissimuler derrière les masques de la vacuité ou du faux complot leur rôle ô combien cruel. Le modèle de Prague s'effaçant derrière le voile bienvenu d'un fantastique diffus, les grandes lignes des rituels qui structurent les sociétés humaines jusque dans leurs avatars les plus dégradés (telle la société communiste en Europe de l'Est), peuvent émerger avec cette irréalité qui ne les rend en réalité que plus terrifiants. À l'instar des bêtes qui piaillent de terreur ou dépècent jusqu'au sang dans les clapiers d'une étrange maison de campagne, le monde de Vaculík se divise en cobayes et en belettes, les secondes jouant avec une cruauté consommée des ignorances faussement illuminées des premières. Le chat noir s'introduit dans l'appartement où l'enfant tombe gravement malade pour signifier que le nœud du rite (celui qui consomme les billets numérotés de la banque) est en train de prendre forme, et le père narrateur comprend alors de manière intuitive que, pour qu'une force ennemie soit contrainte, il faut qu'une autre force, liée ou étrangère, soit elle-même sacrifiée en lieu et place de l'enfant – même si c'est au risque que, parvenu au seuil du rétablissement des forces antérieures, le sacrificateur amateur ne se retrouve à être lui-même sacrifié, à l'image de ces cobayes qu'il se croyait capable d'observer depuis ses hauteurs humaines et de saisir dans ses moindres agissements de bestiole innocente.
– Théoriquement, cela devrait être possible, dis-je.
– Pratiquement, vous n'avez qu'à vous procurer un couple et on vous en fabriquera toujours de nouveaux.
– Mais on ne veut pas que les enfants s'habituent à la mort, repris-je. Ces cobayes prendraient alors un sens contraire à celui que nous entendions leur donner. »
Il sourit et me dit : « Le vrai sens des cobayes, cher collègue ? Vous ne le découvrirez que plus tard. »
Cahiers arrachés aux camaïeux de gris qui tissent toute existence vécue sous le joug de l'histoire, Les Cobayes s'achèvent sur un second coup de feu qui ne fait que relancer toute lecture vers son début, là on l'on s'enfonçait encore dans le texte en toute innocence. Dans ce livre, personne n'est innocent, pas même le premier cobaye, menu et velu, entré en scène ; et c'est l'absence même de cette innocence, petits calculs nichés au creux faussement impassible des lignes, qui transforme l'épaisseur des pages en un autel sacrificiel. Illustrations : Jérémy Boulard Le Fur a magnifiquement illustré Les Cobayes.