Que cache cette exposition au titre intrigant ? Derrière cet énoncé emprunté à une nouvelle d’Edgar Poe, le musée d’Orsay propose une synthèse de l’expression artistique du romantisme noir du 18ème au 20ème siècle. Si le nom du mouvement n’évoque pas tout de suite pour vous des images (ce sera différent en sortant !), il s’agit aussi bien d’œuvres comme le Radeau de la Méduse, les paysages de Friedrich, ou les scènes de vie de Goya.
Si le romantisme noir s’épanouit surtout fin18ème – première moitié du 19ème siècle (1770-1850) entre dans 3 foyers européens, nous verrons ses résurgences à l’époque symboliste, dans une période d’affranchissement et de mutation pour le mouvement entre 1860 et 1900, pour enfin être redécouvert dans l’art surréaliste entre 1920 et 1940.
D’une taille conséquente, l’exposition propose ce panorama sur huit salles bien garnies, et il vous faudra prévoir un certain temps pour bien consacrer votre attention à ce sujet. A l’issue de la visite, vous aurez certainement été conquis par des toiles, repoussé par certaines visions, fascinés par d’autres. C’est justement l’ambivalence, le frisson et l’attirance que l’on aura cherché à vous faire éprouver.
L’article sera fidèle au découpage précis de l’exposition, en insistant sur certaines œuvres commentées un peu plus avant.
Le roman noir espace de liberté, de peur et de plaisir
Le roman noir est révélateur d’un siècle de mutation et de son ambivalence, qui penche d’un côté vers le libertinage et de l’autre vers la superstition. Les esprits sont partagés entre la nostalgie et la révolution, effrayés par leurs possibles. Les illustrations présentées mettent en scène des thèmes et motifs comme les bâtisses gothiques, les paysages apocalyptiques, et les scènes transgressives. Au 18 et 19ème siècles, il est considéré comme trop mineur pour intéresser les grands artistes qui cherchent pourtant un nouveau type de beauté.
Dès le départ, on est emportés dans des lieux fantastiques où la lumière de la lune joue sur les vieilles pierres. Nous allons commencer avec : Thomas Cole, Füssli, John Martin, Samuel Colman, ou Bouguereau.
L’Expulsion lune et lueur de feu intrigue par son décor incroyable avec son arche centrale, une cascade et surtout la coexistence de ses différentes lumières (lune, feu, et soleil) qui brouille les repères élémentaires.
Sous l’empire de Satan
La Grande-Bretagne est la terre natale des romans noirs et c’est un pays où le système artistique est le plus libéral d’Europe au 18ème siècle. Les artistes le plus souvent autodidactes attirent l’attention du public parce qu’ils traitent de sujets peu vus, délaissés et notamment la figure de Satan, et ils incorporent des figures de superstition populaire comme les sorcières. Dans ces premières salles quelques œuvres du peintre britannique Füssli sont mises en valeur. Dans Satan s’échappant sous le coup de la lance d’Ithuriel, il s’agit d’une toile qui fait partie d’un cycle qu’il a commencé en 1780, d’après l’œuvre de Milton, le Paradis perdu. Il représente Satan, qui s’approche d’Adam et Eve sous forme de crapaud, et qui est chassé par les archanges Zéphon et Ithuriel. Alors, il prend la forme d’un ange rebelle, très beau, et trouble ainsi la distinction entre le Bien et le Mal. Les romantiques et Lord Byron s’identifieront à cet ange noir. Füssli comme Blake, puise son inspiration chez des romanciers qui commencent à être découverts : Shakespeare et Milton.
Dans le fantastique Pandemonium de John Martin, nous faisons face à un tableau impressionnant. Il s’agit de la capitale de Satan, Martin illustre des vers issus du Paradis perdu de Milton, où Satan convoque ses armées à partir à l’assaut du paradis. Le cadrage se perd volontairement à l’infini, et la lumière enflammée au premier plan dramatise la scène. Les armées maléfiques portent des armures antiques et n’ont rien de difforme ou de repoussant. On est dans la démesure et dans la suscitation d’un vertige devant un spectacle grandiose.
Dans son tableau, Les 3 sorcières, Füssli illustre très directement le Macbeth de Shakespeare. Il suggère ainsi le froid de la lande rendue par le souffle qui soulève les manches des sorcières. Elles renvoient directement l’image de la soif de pouvoir de Macbeth, leur doigt pointé met en garde et annonce les terribles événements qui attendent le héros. Le peintre ne les représente pas pour laisser au spectateur la liberté d’y projeter ses propres désirs.
Les artistes mettent aussi en scène l’abdication de la raison en mêlant le burlesque au tragique et notamment comment l’individu poussé par le malheur perd le contrôle de lui-même. Füssli dépeint ainsi la folie, dans le tableau La folie de Kate, ou le thème du cauchemar. Dans son tableau Le cauchemar, en 1782, Füssli signe une œuvre fondatrice du romantisme, et notamment pour la figuration des puissances maléfiques. Il mêle à une scène réelle, d’une jeune femme assoupie, des éléments fantastiques (notamment le cheval à l’arrière plan qui surgit du rideau de velours rouge). On lit aussi des détails érotiques, dans le fait que le tissu immaculé, souligne autant les courbes du corps féminin, qui lui-même dépeint ainsi fait écho au thème des jeunes femmes violentées présent dans la littérature britannique. Le démon assis qui la veille est un incube, ces démons prenant corps pour abuser des jeunes femmes durant leur sommeil. Le cheval, lui représente les pulsions animales.
Les peintres ont recours au sublime (théorisé par Burke) pour capter l’attention du public par le frisson, nous l’avons aperçu dans le Pandemonium de John Martin. Cela consiste à dépasser nos sens, à bouleverser la perception. On le voit aussi avec Samuel Colman, dans Veille d’apocalypse.
Valse des damnés, orgie des incroyants
Le romantisme noir s’épanouit à partir de 1815, et la référence est la Divine Comédie de Dante. En effet, les scènes qui y sont décrites sont une mine d’atrocités et d’antihéros et les premiers actes transgressifs effectués en situation d’enfermement. C’est l’apparition des premiers gestes contre-nature, comme l’infanticide ou le cannibalisme qui interpellent aussi par leur ambigüité : est-ce un geste de survie ou un acte de haine pure, ou encore une manière de l’approprier absolument l’autre ?
Ugolin dévorant le crâne de l’archevêque, de Jean-Baptiste Carpeaux donne aussi une vision de la barbarie de l’acte cannibale.
Dans cette salle les dessins de Delacroix à l’encre de Chine et les dessins de Victor Hugo nous entrainent dans un monde morbide.
La belle et le diable
Désormais le diable reparait sous des aspects répugnants, il est hideux et difforme et contraste avec les belles jeunes filles pures qu’il convoite comme proies. Leur innocence et leur vertu est mise en valeur par les peintres, qui s’amusent à forcer le trait. Ainsi les héroïnes qui inspirent le plus sont la Marguerite de Faust ou l’Ophélie de Hamlet. Dans la sculpture d’Ophélie, d’Auguste Préault, il reprenant la tradition du thème de la belle jeune fille malmenée, héritée du roman gothique anglais (qui perdure). Sa vision est plus tourmentée que la description poétique qu’en fait Rimbaut. L’onde et les vêtements s’emmêlent, la mort s’exprime directement sur ses traits et sa bouche entrouverte qui indique son agonie. Il s’inspire aussi des « transis » qui ornent les tombes à la Renaissance, et fait aussi quelques emprunts à Jean Goujon qui a réalisé la Fontaine des Innocents, et notamment dans le drapé.
Le tableau d’Ary Sheffer, Léonore ou les morts vont vite, illustre une scène extraite de la Ballade de Bürger, en 1773, qui a été traduite en français par Gérard de Nerval. L’héroïne qui a blasphémé suite à la perte de son amant à la guerre est sévèrement punie : elle est enlevée par un spectre qui l’emmène aux Enfers. Le tableau sombre, fait ressortir la blancheur de la jeune fille, et devient une ode à la vitesse et à la cruauté. La jeune fille est une trace blanche filant vers le néant.
Ces scènes se font l’écho des romans noirs et sadiens, qui sont visiblement connus, et certainement lus sous le manteau. La jeune et belle prisonnière représente la Vertu, la nature et la morale, défendue par les Lumières qui est profanée avec un malin plaisir.
Delacroix assiste avec un grand plaisir à une représentation de Faut en 1825, et il accepte volontiers d’illustrer la traduction française par une série de lithographies. Dans L’ombre de Marguerite, apparaissant à Faut et le Méphisto, il montre par plusieurs procédés que les deux amoureux ne se retrouveront jamais, que Marguerite est définitivement inaccessible. Le décor plein de serpents et de créatures démoniaques, installe la scène dans un décor plongé dans une lumière en clair-obscur. L’introduction du gouffre entre Faust et son aimée, dépeinte de manière surnaturelle, montre que leur amour est perdu à jamais.
L’irritante imagination de la barbarie
Les frontières entre le Bien et le Mal se dissolvent, les événements historiques et notamment la Révolution française, la Terreur et les guerres, ont raison du règne des Lumières. Le nouveau monde se perd dans une indistinction entre les croyances passées et l’idéologie révolutionnaire. Le peintre espagnol Goya, qui faisait partie de l’aristocratie éclairée, déchante peu à peu, et révèle la société sclérosée par ses croyances populaires et ses superstitions, ainsi que les barbaries de la guerre. Il signe des eaux-fortes engagées, ses Caprices et ses Désastres de Guerre présentées dans cette section.
Dans les toiles représentants les rondes de Sabat, on hésite à qualifier ces rondes, cette profusion des corps. Est-ce une orgie ? Est-ce un massacre ?
Dans la ronde du Sabbat de Boulanger, il s’agit d’une illustration d’un poème de Victor Hugo. Les formes grouillent sous la frénésie de la messe noire. Au centre du tableau, on distingue l’officiant démoniaque. Le sujet est caractéristique du romantisme frénétique, qu’on rencontre dans la première moitié du 19ème siècle. Le tableau est aussi une référence à la Chute des anges rebelles de Rubens.
La série de « disparates » issus des Proverbes, ou les extraits des barbaries de l’homme issus des Désastres de la guerre, donnent un bon aperçu de l’état d’esprit du peintre espagnol.
Paysages et vertiges de mort
Cette section est certainement une de celles que j’ai préférée. Les moines à la chartreuse de San Giacomo à Capri de Castel avec son contraste de lumière, le Paysage romantique avec ruines de Blechen, réunit tous les éléments romantiques : croissant de lune, chouette et serpent ou la Route de campagne en hiver au clair de lune de Blechen, qui étincelle véritablement.
Les tableaux désormais figurent un décor qui s’étend à l’infini, sans offrir au regard, de véritable attache. Dans la Scène du déluge, de Géricault, on distingue outre les naufragés au premier plan, une mer désolée ruisselante de pluie en fond. Le gouffre est ici face à nous.
Dans les magnifiques Rivages avec la lune cachée par les nuages, Friedrich dépeint une vision symbolique et spirituelle de la Nature. Son œuvre est habitée par une vision sacrée, qui se retrouve dans ses paysages, où la lumière est presque théâtrale. La nature vertigineuse faire ressortir une certaine inquiétude. Loin d’un cadre végétal traditionnel apaisant, il met en scène un paysage au ciel tourmenté éclairé par les rayons de lune. Aucun point d’appui n’apparait en premier plan, entre l’immensité du rivage et du ciel sans aucune présence humaine. La ligne d’horizon est incertaine, et les deux voiliers sombres donnent une impression étrange car on ne sait s’ils s’éloignent ou s’ils s’approchent. En réalité, l’horizon rend le tableau réversible. Quand on le voit dans l’autre sens, les nuages lourds deviennent des montagnes désolées, le rivage, un ciel d’encre et les voiliers, des tours sinistres. Le vertige s’accentue encore.
Je résumerai un peu plus les 3 sections suivantes, ainsi que la dernière sur le surréalisme. Le romantisme noir réapparait à la fin du siècle, et d’autant plus après les troubles politiques.
Dans le Vampire de Munch, il s’agit de transposer le mythe de Méduse au couple. Le tableau représente un homme blotti dans le giron d’une femme rousse. Ses cheveux deviennent des tentacules, et son baiser-morsure, symbole de la jalousie. Ce qui se joue est aussi le désir inavouable de retour de l’homme à la matrice originelle.
Les thèmes de la sorcellerie et de la danse macabre surgissent aussi à nouveau, et c’est pour les symbolistes, liés aux angoisses de leur époque. La sorcière revêt une aura magique, subversive et mélancolique. Dans la société hygiéniste (victime de nombreuses épidémies), la mort disparait du champ visuel, et les artistes symbolistes la réintroduise pour rappeler sa place. Elle devient alors séductrice, moqueuse, et charrie l’ironie du sort. Ainsi dans La mort au bal, Félicien Rops, la représente en squelette apprêté et dansant. Elle se pavane en effet, en esquissant un pas de danse et en tournant la tête vers un homme apeuré, dans ses habits aux motifs que l’on reconnait aisément (symboles des linceuls, les flammèches des hommes promis au bucher).
A la recherche de l’inquiétante étrangeté
Le fantastique surgit de manière inquiétante dans les paysages urbains contemporains. Il s’agit de l’inquiétante étrangeté « das Umheimliche », la révélation de quelque chose qui aurait dû rester caché et qui provoque ainsi un malaise. C’est pour les symbolistes un moyen idéal de communication et de connaissance qui montrent la solitude, le silence, et l’obscurité. L’irrationnel surgit dans le quotidien et les artistes commencent à vouloir saisir des phénomènes non visibles à l’œil nu (les apparitions qui apparaissent sur les photographies).
Dans Bruges, un portail, le peintre belge Khnopff, dépeint une ville sans un souffle de vie. Il illustre l’ouvrage intitulé Bruges la morte, de Ridenbach. La ville est décrite comme portant l’ombre de sa défunte épouse, et elle est décadente, sa gloire est révolue.
Les deux dernières sections sont consacrées au surréalisme. Le romantisme noir les attirent pour sa prédilection pour l’anticonformisme esthétique mais aussi parce qu’il laisse une place au hasard, au rêve et à l’abdication de la raison. Leurs thèmes de prédilections sont le masque, la poupée et la forêt.
Cette exposition très riche vous emmènera certainement au plus profond d’entre vous, et vous vous attarderez longuement devant des oeuvres qui vous interpellent.
A voir jusqu’au 23 juin 2013 :
L’ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst
Au musée d’Orsay
5 Quai Anatole France
75007 Paris