Carré vert, sur fond vert sur les réseaux sociaux
Si vous passez de temps en temps par notre page facebook, vous avez dû remarquer que depuis quelques jours notre image de profil est passée au vert… Pourtant aucune refonte intégrale de notre charte graphique au programme.
Poursuivez un peu vos investigations et vous devriez constater que nombre d’autres graphistes et infographistes ont subitement afficher la couleur verte en guise de profil.
En réalité, il s’agit pour les infographistes, professionnels du cinéma, ou simples amateurs d’effets spéciaux, de marquer leur soutien à un mouvement de révolte qui agite la petite communauté d’artistes VFX (pour Visual Effects) ayant travaillé sur l’Odyssée de Pi.
Grandeur et décadence de l’empire Rhythm & Hues
Le rôle des VFX dans le succès du film
La société Rhythm & Hues a employé nombre d’artistes VFX afin de réaliser les effets spéciaux du dernier film de Ang Lee, l’Odyssée de Pi.
Le film a nécessité un très gros travail en post production comme l’atteste cet article portant sur le travail de Rhythm & Hues.
Déjà entamé sur le film Cats & Dogs, avec l’Odyssée de Pi et l’utilisation de caméras stéréoscopiques, Rhythm & Hues a dû poussé à son plus haut niveau de réalisme, la 3D, dont notamment les animaux qui sont saisissants de vie et ne jurent pas avec les véritables acteurs : embarquer des animaux sauvages à bord d’une barque sur l’eau était chose difficile, si ce n’est impossible, du genre Mange-Mi et Mange-Moi, Mange-Mi tombe à l’eau… qui reste-t-il ?
Des 3D photoréalistes saisissantes
Décomposition d’une image du film : la prise de vue, le rendu de l’océan et la vue finale
De la modélisation et l’animation des compagnons d’infortune du malheureux Pi, au retravail des lumières, du ciel (le film a été tourné en studio) et de l’océan (bien que tourné sur l’eau, la majeure surface de l’océan visible dans le film a été créé digitalement) qui donnent une atmosphère onirique, des décors improbables comme celui de l’île, l’équipe de VFX a permis de mettre à l’écran ce voyage spirituel, psychologique et féérique, afin de rendre grâce au livre de Yann Martel. Pour Ang Lee, le travail des équipes a permis de faire du film une véritable expérience visuelle, à l’égale de 2001 l’Odyssée de l’Espace.
Le film a été salué pour ses étonnants effets visuels son esthétique impeccable et le réalisme de ses 3D, poussé à un niveau inégalé.
Sans les récentes évolutions technologiques et le travail acharné de ces équipes VFX, le film n’aurait sans doute pas vu le jour : de l’eau (beaucoup d’eau), des animaux, des caméras, les techniques traditionnelles n’auraient pu répondre à ce défi comme l’a précisé Ang Lee lui même à des nombreuses reprises. Juste après les Oscars, celui-ci revient sur le travail de ces équipes FX : « les FX sont assurément un grand art visuel » (bon d’accord en anglais ça rendait mieux).
Rhytm & Hues, une entreprise au bord du gouffre
Le 11 février l’entreprise avait pourtant annoncé sa mise en faillite avec cessation de paiement, avec des implications nombreuses pour ses employés (250 licenciements sans paiement de leur salaire) mais aussi pour les artistes freelances (et on sait qu’ils sont nombreux dans ce genre de structure). Si la direction du studio assure qu’elle devrait parvenir à payer les salaires, les freelances risquent de voir le paiement de leurs factures remis aux calendes grecques…
Cette situation ubuesque (et franchement dramatique pour ces artistes) est d’autant plus déconcertante que l’Odyssée de Pi a enregistré des recettes de près de 600 millions de dollars à travers le monde pour un film qui en a coûté 120 millions et a été récompensé pour ses effets visuels de plusieurs nominations et prix, dont sacre ultime, l’oscar des meilleurs effets visuels le 23 février
Les VFX censurés aux oscars
Une cérémonie sous haute tension
On aurait pu imaginer devant une situation aussi tendue alors que les manifestants étaient à la porte des Oscars une tribune de choix pour leurs revendications. Loin d’apaiser les esprits, la cérémonie les a, au contraire, échauffés.
Une censure brutale
Une partie de l’équipe de VFX est monté sur scène recevoir l’oscar des meilleurs effets visuels, dont des membres de feu Rhytm & Hues. Après à peine 50 secondes de discours (couvert par la musique des dents de la Mer pour signifier que les remerciements étaient trop longs), Bill Westenhofer de Rhythm & Hues a vu son micro purement et simplement coupé alors qu’il était entrain d’aborder les problèmes de Rhythm & Hues et de la profession en générale.
L’oscar d’Ang Lee pour la meilleure réalisation a parachevé la soirée en beauté pour les artistes VFX, celui-ci n’a pas même daigné prononcé un mot à leur crédit sur scène.
L’industrie du cinéma a ostensiblement fait la sourde oreilles face aux réclamations de la profession.
Protestations et rassemblement
En amont des manifestations, l’action désormais se prolonge sur le web : profils sur les réseaux sociaux, hashtag divers sur Twitter, sites web d’artistes VFX et de motion designers (comme nous) mais aussi d’éditeurs de logiciels (Autodesk qui édite notamment 3DSMax et Maya ou encore Houdini) affichent désormais la couleur verte en signe de protestation et de soutien. Une page facebook a même vu le jour VFX Solidarity International.
Sur de nombreux sites, des images de films truffés d’effets spéciaux, avant le travail des artistes, fleurissent afin de rendre compte de leur travail ; on peut notamment citer le Tumblr Before VFX .
Autant de signe d’un rassemblement de la profession (souvent composée d’artistes isolés et d’abord préoccupés par leur situation personnelle précaire) avec des revendications communes anciennes fortement ancrées mais qui ont explosé face à l’émotion et l’humiliation de cette « Pi Affair ».
La mondialisation de l’industrie du cinéma
L’affaire L’odyssée de Pi a particulièrement crispé des tensions déjà fortement ancrées chez les professionnels des effets spéciaux et imagerie de synthèse. Sur le site Deadline.com David Rand qui a été l’un des pilliers de Rhythm & Hues rend compte de ce phénomène « Qu’il s’agisse des employés des sociétés d’effets spéciaux qui travaillent dans des conditions extrêmement précaires, ou des Etats qui subventionnent la délocalisation, nous sommes les sacrifiés des films des studios hollywoodiens. C’est la plus grande arnaque de l’industrie du divertissement ! »
Des métiers précaires
Outre la volonté d’être reconnu par le formidable milieu du cinéma, celui-ci a exacerbé des revendications plus anciennes concernant notamment la précarité de leur métier. De nombreux artistes ne trouvent pas d’emplois stables, ils sont engagés le temps d’un film, et ne voient pas leur mission prolongée. Dans ces conditions, les artistes sont corvéables et interchangeables à merci. Les rémunérations sont souvent tirées vers le bas -la faute à « on trouvera toujours des gens moins chers » et l’expérience n’est pas rémunérer à sa juste valeur: ce métier nécessite de se former en continu (nouveaux logiciels, nouvelles technologies & co).
Compétitivité et mondialisation
Il est vrai que les studios de VFX ne sont absolument pas intéressés aux entrées et au succès commercial du film. Une fois leur mission accomplie, ils retournent donc dans l’ombre. Les studios ont à subir la concurrence de studios indiens ou chinois qui ses dernières années ont quasiment rattrapé leur retard. A ce jeu de la libre concurrence s’ajoute certaines mesures protectionnistes prises par des pays soucieux d’attirer les investissements de l’industrie du cinéma. Certains pays ont choisi de subventionner directement l’industrie du cinéma sur leur territoire (le débat sur la subvention public du cinéma n’est donc pas que franco-français !) : les effets spéciaux sont les plus touchés par ce phénomène étant donné qu’ils sont les plus faciles à délocaliser. La Province de Colombie-Britannique (Canada) a ainsi débloqué près de 437 millions de dollars de subventions, dont une grosse partie va dans les poches des maisons de production hollywoodiennes qui font appel à des studios FX locaux, ce qui casse ainsi les prix.
Rhythm & Hues n’est donc pas le seul studio oscarisé qui doit fermer ses portes; en août dernier, Matte World Digital, qui a obtenu plusieurs Oscars, notamment pour Hugo Cabret de Martin Scorsese, a suivi le même chemin, en février, le géant Pixomondo également oscarisé pour Hugo Cabret (et un Amy pour Game of Thrones) annonçait la fermeture de ses succursales à Londres et Détroit. Depuis plus d’un an, le secteur connaît une crise sans précédent. Digital Domain, troisième entreprise du secteur, fondée par James Cameron, a déposé le bilan en septembre 2012, Fuel VFX qui venait à peine de signer un contrat pour réaliser plusieurs plans d’Avengers en a fait de même.
L’industrie du cinéma, soucieuse d’augmenter ses bénéfices
L’année où Rhythm & Hues participe à deux films nominés aux Oscars (Pi et Blanche-Neige et le chasseur) qui ont rapporté près d’un milliard de dollars aux sociétés de production (respectivement la Fox et Universal) est l’année de tous les succès et paradoxalement, de la fermeture.
Les grands studios américains dans une course effrénée aux profits ne cessent de rogner sur le budget Effets Spéciaux et de négocier à la baisse avec les studios, alors que l’utilisation de FX de plus en plus complexes se démocratise. Le directeur de VFX de Rhythm & Hues remet bien en cause le modèle économique : »Il est ironique qu’à notre époque où les films à effets spéciaux triomphent au box-office, notre industrie doive lutter pour sa survie. Il faut absolument rectifier ce modèle économique. »
Ang Lee à la conférence de presse qui suit la remise de la statuette, déclare, implaccable : « la mauvaise nouvelle , c’est que les effets visuels sont trop chers, et notamment la 3D. C’est pourtant un nouveau langage cinématographique. Je pense que lorsque ceux-ci seront moins chers et plus faciles, de plus en plus de films vont les utiliser pour créer quelque chose d’intéressant « . Les voilà donc prévenus… Alignez-vous, ou disparaissez.
Le mutisme insolent, teinté d’indifférence (ou de mépris… au choix) du merveilleux monde du cinéma qui semble s’être complètement désolidarisé des des artistes de Rhythm & Hues, a indéniablement conforté les artistes dans la nécessité de se rassembler afin d’améliorer leurs conditions de travail et d’obtenir une véritable reconnaissance. Mais lutter contre des maux qui touchent l’ensemble de la société (la crise, la mondialisation, l’intérêt financier des maisons de production, s’apparente à combattre des moulins à vent… A moins d’obtenir une véritable cohésion et solidarité de l’ensemble de la profession.
Mod&Wa, studio de motion design et de création 3D, composé d’anciens freelances, soutient ce mouvement. Heureux hasard en prime, le motion design dans notre charte graphique était déjà représenté par le vert.
Et vous, vous mettrez vous au vert?