Bertrand Russell a lui aussi soutenu une forme d’éthique de la croyance. Par exemple, au tout début de ses Essais sceptiques on lit : «… il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y aucune raison de supposer qu’elle est vraie.»[10]Plus tard, dans Pourquoi je ne suis pas chrétien, Russell formule ainsi le même principe éthique de la croyance : «L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde.»[11]
Quoi qu’il en soit, la formulation de Clifford reste la plus tranchante et il n’entend pas rire du tout. Rappelons son fameux principe : il est mauvais, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante. Le principe en question ne prévoit aucune exception, aucune circonstance atténuante puisque c’est mal, partout et pour quiconque etc. Ce genre de prescription morale est qualifié de «déontologique». En somme, le principe de Clifford prescrit un devoirqui ne souffre d’aucune exception.
Aussi, si l’on devait appliquer l’éthique de la croyance selon le critère de Clifford au débat sur le réchauffement climatique, il faut convenir que les climato-sceptiques seraient vivement interpelés. Ils seraient comme des personnes vicieuses, moralement condamnables. Pourquoi? Parce que leur conviction serait soi-disant insuffisamment soutenue comparativement à celle des partisans du carbocentrisme qui, soi-disant, crèverait les yeux…
Évidemment, toute la question restant en suspens tient à ce qu’il faut précisément tenir comme «preuve ou évidence suffisante». Les climato-sceptiques – dont je suis, je le répète – récusent pour leur part les soi-disant «preuves» des carbocentristes car elles n’en sont pas. Les carbocentristes rétorquent que la vaste majorité des scientifiques soutiennent une multitude des études plaidant en leur faveur.
En somme qui sont les vicieux et qui sont les vertueux dans toute cette affaire? Le critère de Clifford reste muet. Russell, par ailleurs, qui soutenait une éthique subjectiviste[12], où bon ou bien signifie ni plus ni moins : «je souhaite, désire, espère, etc., que tout le monde fasse x», ne nous indique pas l’ombre d’une solution acceptable au critère vague et moralisateur de surcroît de Clifford.
Le principe de Locke-Clifford et Russell n’est donc, au mieux, qu’un vœu pieux, une sorte de souhait ou de recommandation personnelle : il est préférable que… C’est d’ailleurs le rôle précis que lui donne Russell : si l’humanité prenait l’habitude de proportionner leur croyance à l’évidence disponible, elle s’en porterait que mieux!, nous dit-il en substance.
D’ailleurs, le principe en question s’auto-réfute car il ne passe pas son propre test! Quelle évidence, en effet, avons-nous au juste du principe de Locke-Clifford-Russell? Quelques bons cas judicieux tout au plus, convenons-en volontiers. Pour le reste, il ne s’agit que d’un sophisme de la généralisation hâtive. Il en va de même pour l’empirisme qui déclare que toute connaissance en bonne et due forme repose sur l’expérience sensible. Il s’agit là d’une généralisation qui dépasse l’expérience sensible. Même remarque pour ce qui concerne le rationalisme qui, lui, déclare de son côté que toute connaissance fait appel à la raison. La thèse rationaliste elle-même fait-elle donc appelle à la raison? Est-elle, en d’autres termes, nécessairement vraie ou évidente par elle-même? Apparemment non.
Enfin, s’il fallait admettre le principe de Locke-Clifford-Russell, il faudrait alors rejeter une masse considérable de nos croyances communes. Par exemple, la croyance à d’autres esprits que le nôtre, ou encore, à l’existence d’un État politique, à l’existence d’une «volonté générale» dont nos démocraties seraient l’expression comme le croyait dur comme fer Jean-Jacques Rousseau. Dans son Contrat social, le philosophe de Genève déclare en effet que «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique».[13] Quelle évidence avons-nous sur laquelle reposerait l’assertion de Jean-Jacques Rousseau? Sur la croyance que la démocratie est le meilleur régime qui soit? On en appellerait alors à une croyance pour en justifier une autre. Mais qu’est-ce que cela, «la volonté générale», «l’intérêt public», «la volonté du peuple», «le souhait de la majorité»? Un partisan du Principe de Locke-Clifford-Russell devrait, sous peine d’incohérence, bannir de son vocabulaire ces vocables qui, pourtant, constituent le cœur de notre vie politique démocratique. L’«évidence», sur ces entités au statut nébuleux, paraît en effet extrêmement faible, de sorte que le premier devoir moral d’un «évidentialiste» serait de ne plus y croire.
Pour les auteurs du principe en question, il s’agit d’abord de bannir les croyances les plus loufoques, surtout la croyance religieuse. En tout cas, ce fut l’objectif premier de Russell. Le problème est que, du moins en christianisme, la croyance religieuse se définit traditionnellement par la foi. Or, la foi (chrétienne, du moins) n’est pas qu’une simple croyance profane comme les autres, telle ma croyance qu’il fait beau dehors actuellement. La foi, c’est surtout une vertu, une vertu dite «théologale» comme l’a établi Thomas d’Aquin et l’Église à sa suite. Or, la vertu c’est davantage qu’une croyance et plus qu’un sentiment, comme le soutenait par exemple David Hume.[14]Dans l’esprit de nos contemporains, il existe toute une mythologie à ce sujet qui embrouille tout mais sur laquelle il m’est impossible de m’étendre.[15] Néanmoins, je me contenterai de faire remarquer que lorsque le Canadien de Montréal participe aux séries éliminatoires, les partisans enthousiastes conservent une foi inébranlable dans les chances que l’équipe de remporter la fameuse Coupe Stanley, malgré le fait que l’évidence disponible fasse défaut. Ainsi, si fallait s’en tenir au diktat du principe de Locke-Clifford-Russell, il faudrait condamner comme immorale la foien la victoire des partisans du Canadien. Ce qui est, il va de soi, parfaitement aberrant.
SAGACITÉ
Qu’on me comprenne bien. Je ne souhaite pas jeter l’anathème sur la science, la climatologie en particulier. J'entends toutefois critiquer ce qu’on appelle le «scientisme» qui est une sorte de religion de la science - bien que l’expression «religion de la science» soit un oxymore -, et que je crois reconnaître dans la doctrine des carbocentristes. Ceux qui connaissent mes travaux, savent que je plaide en faveur d'une épistémologie des vertus remontant à Aristote. Il est vain de chercher à formuler des règles stipulant ce qu’il convient ou non de croire, et cela vaut autant pour le critère de réfutabilité de Popper entre science et non-science, ainsi que celui de Locke-Clifford-Russell. Ces critères, visant à démasquer l’erreur, la fausseté, à dénoncer le «mythe», se retournent étonnamment contre leurs auteurs, et deviennent eux-mêmes des sortes de mythes, sinon des «mythèmes».
En contrepartie, il convient de développer ce qu’Aristote désignait par la vertu «phronèsis», la sagacité (qu’on traduit parfois malencontreusement par «prudence»). Je n’en dirai pas davantage à ce sujet, renvoyant le lecteur à mon essai Plaidoyer pour une morale du bien.[16]Je me contenterai de dire que la science appelle une vertu cardinale, celle de prudence. Dans le débat climatique, en particulier, il convient de jouer de prudence, et par «prudence», je n’entends pas une disposition rigide ou braquée, fait d’hésitation et de refus systématique, mais l’une de souplesse et d’intelligence. Certes, la prudence est de mise en science. Mais elle peut s’avérer être un vice, comme je crois le reconnaître, chez bon nombre de carbocentristes. L’audace scientifique, par ailleurs, dont rêvait Popper, peut être parfois un vice. Visons avec Aristote le juste milieu et préférons la vertu épistémologique de sagacité.
[1]J’emprunte le vocable à Benoît Rittaud op. cit. p. 33.[2]Cité dans Benoît Rittaud, Le mythe climatique, Seuil, 2010, p. 67.[3]Christian Camara et Claudine Gaston, 150 idées reçues sur la science, First Éditions, 2011, p. 302.[4]Voir Guy Durand, Petit traité de la vraie religion, Montréal, Liber, 1999, p. 58 et suiv.[5]Gaia, A New Look at the Life on Earth, 1979. Traduction française chez Champs-Flammarion, 1990.[6]Voir Normand Baillargeon, «Conspirations, libre marché et aveuglement», Voir, 30 mai 2013.[7]Dans La quête inachevée. Autobiographie intellectuelle (1974), Popper écrit : «Je suis arrivé à la conclusion que le darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable, mais un programme de recherche – un cadre possible pour des théories scientifiques testables.» (p. 237)[8]On attend toujours sa traduction française.[9]John Locke, Essai sur l’entendement humain, Tome IV, Paris, Vrin, 2002, chapitre 19, # 1, p. 551. [10]Bertrand Russell, Essais sceptiques, Les Presses du Compagnonnage, Éditions Rombaldi,1964, p.51.[11]Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien, Genève, J.-J. Pauvert, 1960, p. 17.[12]Voir Bertrand Russell, Science et religion, Paris, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177[13]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre II, Chapitre 3, Paris, Garnier-Flammarion, 1962, p. 66[14]Voir David Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Troisième partie, section VII, Nature de l’idée ou de la croyance. Hume conçoit la croyance comme une émotion. Sur ce point, c’est-à-dire sur la nature de la croyance, profane ou religieuse, nous sommes les parfaits héritiers de Hume.[15]Sur ce point, je renvoie le lecteur au chapitre 8 de mon Plaidoyer pour une morale du bien, p. 105-114.[16]Voir mon essai, Plaidoyer pour une morale du bien, Liber, 2011. Le chapitre 9, «L’excellence épistémique», en particulier.