Donc j’ai lu le recueil des onze nouvelles d’Edna O’Brien, dans les très agréables éditions Sabine Wespeiser.
C’est donc le premier livre que je lis d’elle. Or, après avoir lu beaucoup de choses sur cette écrivaine, vu un long documentaire où elle parle de l’écriture, et largement entamé ses mémoires, il semblerait que ce recueil soit une bonne porte d’entrée pour son oeuvre. On retrouve pas mal de ses problématiques (le lien fille-mère, l’exil, le militantisme qui tue, la solitude, la friction entre désirs profonds et puritanisme exacerbé…), et elle excelle au genre de la nouvelle. Ce sont comme onze bijoux ciselés, qui n’ont pas le défaut que je reproche souvent au genre court, celui d’être tellement allusif que le sens semble se refuser à nous. Comme si quelque chose de très malin gisait en-dessous, inaccessible. Ici, rien de tel. Sans doute parce qu’elle s’adresse moins à notre intellect qu’à une zone plus directe, notre coeur. Elle raconte des moments, des histoires, des anecdotes ou des faits graves, où le tragique semble toujours l’emporter, même s’il n’est pas complaisant. Ces destins brisés vous déchirent le coeur. Des jeunes souvent, brisés par la vie, la misère, la malchance. Quasiment tous implantés en Irlande, ces récits ont le pouvoir d’aller droit au coeur et de gratter là où ça fait mal. La lutte des classes y est très présente.
Une des nouvelles qui m’ait le plus touchée est Georgette verte, du nom du tissu cossu qu’arbore une riche voisine d’une petite fille (la narratrice) et de sa mère, conviées à boire le thé en récompense d’un service rendu. Les deux invitées vivent ce moment comme un événement. Aller chez Mrs Coughlan, la riche et belle voisine, rencontrer ses filles, bavarder et manger de bonnes choses dans un service soigné c’est sortir de l’ordinaire, c’est s’élever au-dessus de son milieu social le temps d’un gâteau, ça vous tournerait presque la tête tant c’est inhabituel. Or, le thé se déroule de manière décevante ; la maîtresse de maison n’est pas chaleureuse, pire, elle semble indifférente, les deux filles sont complètement auto-centrées, la tea-party tourne court. Alors qu’elles rentrent chez elles (un horizon peu réconfortant), le dernier paragraphe de la nouvelle est cinglant :
“J’avais une envie irrépressible de pêches en conserve, mais maman a dit que ce serait une extravagance que d’ouvrir une boîte à cette heure, tout en promettant qu’on en aurait un de ces dimanches avec un soufflé à l’orange, dont elle venait d’apprendre la nouvelle. À mon envie se mêlait une rage croissante. Nos vies semblaient si grises, sans histoires. Je priais qu’il nous arrive des choses formidables, que les bouvillons se lèvent et se mutinent, puis s’encornent, que mon père meure dans son sommeil, que notre école prenne feu, et que Mr. Coughlan prenne un pistolet et abatte sa femme, avant de se tuer.”
Fin terrible et cruelle qui montre tout le désespoir et l’espoir mélangés de la petite fille, assez représentatif du style sans détour d’Edna O’Brien, douée comme personne pour embrasser dans une même phrase les petits détails doux et les élans fous du coeur.
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