Décidément notre conception du monde est en train de connaître un bouleversement complet et brutal, qui remet en cause tout ce sur quoi nos conceptions étaient basées. La semaine dernière, nos dirigeants découvraient que le fait d’avoir mis il y a 20 ans les meilleures terres agricoles du monde en jachère en Europe, alors que trois milliards d’humains cherchaient à se nourrir, posait des problèmes. Leurs voisins de bureau réalisaient au même moment avec stupeur que d’avoir cassé l’industrie sidérurgique américaine et européenne il y a également 20 ans ne permettait pas de satisfaire des pays émergents (dont tout est de la faute, que ne souhaitent-ils pas rester sous-développés, comme on disait alors). Pareil pour la pollution, dont on comprend seulement maintenant que ça réchauffe la terre et que celle-ci régule en faisant fondre les glaces. Personne n’avait jamais pensé à tout ça avant.
Et puis la semaine dernière le monde a même carrément plongé dans la quatrième dimension, lorsqu’a été révélé que derrière la Chine capitaliste et moderne, vous savez cet extraordinaire marché paradis de la délocalisation, se cachait en réalité un régime totalitaire et une dictature communiste dont on se demande désormais dans les sphères dirigeantes – tout particulièrement au CIO – d’où elle vient, de quand elle date et que c’est tout de même étrange qu’on ne l’ait pas trouvée plus tôt. Mystère, mystère…
Mais la dernière trouvaille est encore plus stupéfiante. Figurez-vous que, si vous prenez un navire en partant toujours vers le couchant, vous n’allez pas aborder les côtes de Cathay (disons comme cela tant qu’on n’aura pas retrouvé la Chine…), mais une île-continent qui s’interpose entre elle et nous, autrefois peuplée de civilisations prestigieuses et aujourd’hui habitée par une étrange peuplade de puritains qui y ont fui, apprend-t-on, l’Europe de l’Humanisme et des Lumières. Et qui ont refondé là-bas un régime assez proche de notre système féodal dont, tenez-vous bien, le gouvernement joui des pleins pouvoirs, le prince fait la guerre à qui il veut quand il veut, informant quand il en a le temps les représentants du peuple pour enregistrer ses volontés.
On apprend donc aujourd’hui par The New York Times – un de ces journaux qui appuyait la guerre du prince, censurait il y a peu ses éditorialistes et vomissait sur la tribu gauloise qui refusait de se soumettre au suzerain (enfin, c’était avant l’arrivée sur le trône de Sarko le Petit) – et les commentaires surabondants qui en sont faits un peu partout, qu’on vient de redécouvrir cette Amérique dont la presse se fait régulièrement manipuler par le prince, acceptant sans barguigner ses mensonges et celui de ses conseillers, ne vérifiant rien, et quand un doute survient, ayant tellement peur de passer pour traître qu’elle se tait. Et dont l’opinion idolâtre du principe d’autorité du prince accepte non seulement toutes les énormités mais les impose aux quelques réfractaires pour lesquels de nouveaux bûchers sont régulièrement érigés.
Bon, comme plusieurs centaines de millions de personnes de par le monde, j’ai lu et je relis le texte d’un certain Alexis de Tocqueville qui expliquait déjà tout cela il y a 170 ans, et même qu’il l’avait constaté dans un pays qu’il appelle lui-aussi l’Amérique. Mais c’est comme la Chine, on me parle tellement depuis 1774 d’une autre Amérique que je finissais par avoir un doute. J’avais bien vécu moi aussi plus d’un an dans cette Amérique soviétisée décrite avant moi par le vicomte normand, mais il y avait tellement de beaux messieurs et d’accortes demoiselles qui rêvaient dans les salons et les dîners en ville, à l’UMP, au Medef et dans les Sup de Co, d’un paradis américain demain obamanisé que je me faisais discret ces temps-ci.
Mais me voilà rassuré : l’Amérique que je décris dans American parano à la suite de Tocqueville est bien cette prison psychanalytique (dixit DH.Lawrence, Deleuze, Derrida, Baudrillard, Morin et tant d’autres) où l’esprit féodal européen s’est réfugié il y a trois siècles. C’est la presse américaine aux Etats-Unis qui l’écrit, c’est la presse américaine en France qui le traduit : rien de ce que l’Amérique raconte sur les guerres d’Orient n’est et n’a jamais été vrai. Non, sans blague ! Ça, pour une découverte, c’est une découverte !
Mais maintenant qu’on a compris, on peut par exemple annuler l’envoi d’un bataillon en Afghanistan, rester à la porte de l’Otan, ou rappeler notre ambassadeur à Washington tant que notre compatriote Moussaoui n’est pas rapatrié du bagne de Florence (Colorado) où on le laisse crever.
Comment ça : non ?
Ah bon… !