A la fin des années 1960, Braco Dimitrijević fonde son œuvre sur un postulat de type duchampien selon lequel le contexte - de création et d’exposition - détermine l’existence d’une œuvre d’art. Déçu par le conventionnalisme de l’Académie de Zagreb, il cherche alors à montrer que l’évaluation esthétique d’un objet est le produit de conventions historiques, dont il tente de décomposer les mécanismes. Ses premières propositions révèlent un intérêt prononcé pour l’apport théorique du dadaïsme, en tant que dynamique de sécularisation de l’art par l’introduction d’objets communs dans l’espace sacro-saint de l’institution artistique. Les années 1968 et 1969 sont marquées par trois actions de rue[1] réalisées en collaboration avec Goran Trbuljak. Ces œuvres inaugurant la série des Accidental Sculptures, sont autant de pièces majeures dans l’œuvre de l’artiste comme dans l’histoire de l’art conceptuel. Parmi elles, Sculpture by Tihomir Simčić (1969, Zagreb) sollicite le procédé de l’empreinte. Muni d’une plaque d’argile humide, l’artiste se poste derrière la porte du hall d’entrée d’un immeuble de Zagreb. Lorsque Tihomir Simčić, un habitant de l’immeuble, ouvre la porte pour sortir de chez lui, la poignée et le rebord de celle-ci viennent laisser leurs empreintes dans l’argile. L’« arrangeur » ou « ex-artiste », c'est-à-dire Braco Dimitrijević lui-même, propose alors à l’inconnu de reconnaître la paternité de l’effet produit en le signant et d’en confirmer ainsi l’existence en tant qu’œuvre d’art. Le dénommé Tihomir Simčić ayant accepté, l’empreinte devient œuvre, sa trace photographique attestant son authenticité. La paternité artistique est ainsi décernée à un inconnu qui a créé, par accident, un changement visuel et tactile dans l’espace urbain[2].
Le geste déclencheur de l’œuvre, à savoir l’ouverture d’une porte, s’enrichit ici d’une dimension symbolique. Resituée dans l’œuvre de Braco Dimitrijević comme l’une de ses formes inaugurales, l’action de Tihomir Simčić aurait été d’ouvrir la porte de l’ère « post-historique »[3]. Le choix du procédé de l’empreinte, loin d’être indifférent, participe en effet de l’avènement d’une nouvelle forme de temporalité qui n’appartiendrait plus à l’histoire. Selon les termes de Georges Didi-Huberman, « la forme issue d’une empreinte se trouve disqualifiée, d’un côté, par son adhérence excessive à une origine qui est ontologique, corporelle, matérielle (le contact avec son référent), de l’autre, par son défaut d’origine et d’originalité artistiques (puisqu’elle n’est, à tout prendre, qu’une reproduction toujours trop servile de son référent) »[4]. Plus loin, il conclut que « la forme issue d’une empreinte introduit fatalement une temporalité anachronique, non seulement parce que l’empreinte est vieille comme le monde, comme il est facile de dire, mais encore parce qu’elle s’exclut de toute histoire du style »[5]. Le choix d’un procédé résistant à l’entreprise de classement historique, et de surcroît ne relevant d’aucun « métier »[6], permet à Braco Dimitrijević de souligner avec ironie une convention esthétique, qui n’est plus ici la prégnance du contexte, mais celle de la signature comme condition ultime de l’existence d’un objet en tant qu’œuvre d’art.
Braco Dimitrijević fait ici glisser le mot d’ordre duchampien du « n’importe quoi » vers le « n’importe qui ». Alors que la délégation par l’artiste de la phase de réalisation de l’œuvre fait figure de pratique reconnue - que l’on pense aux readymades de Duchamp ou encore aux Tableaux téléphonés de Moholy-Nagy -, celle de la paternité de l’œuvre est bien plus nouvelle. Environ vingt ans plus tard, il serait possible de voir l’agence de Philippe Thomas, Les readymades appartiennent à tout le monde, fondée en 1987, comme une réactualisation de ce type de transfert[7]. Chez Braco Dimitrijević, la délégation de la paternité de l’œuvre reste toutefois limitée, dans la mesure où se pose le problème épineux de la rencontre entre trois participants directs : L’arrangeur Braco Dimitrijević, le photographe Goran Tribuljak et le déclencheur Tihomir Simčić. Goran Trbuljak, qui travaille en collaboration étroite avec Braco Dimitrijević durant cette période, est considéré par certains historiens[8] comme un co-auteur à part entière de la série des Accidental Sculptures, alors que Braco Dimitrijević s’insurge contre cette affirmation, revendiquant - sans crainte du paradoxe évident - « l’œuvre » à lui seul[9]. Un tel conflit mis à jour à posteriori quant à la paternité de l’œuvre, révèle l’ambivalence de la proposition. Car, c’est un fait, « il existe moins une peinture de Kresimir Klika ou une sculpture de Tihomir Simčić que la « Painting by… » et la « Sculpture by… » de Braco Dimitrijević »[10] (et Goran Trbuljak).Ainsi, il semblerait que le transfert de paternité ne puisse exister que « symboliquement (ou plus ou moins) »[11].
Issue d’un contexte historique non occidental, l’œuvre de Braco Dimitrijević a pourtant la faculté de franchir aisément les frontières culturelles et sociopolitiques. Sculpture by Tihomir Simčić rejoint ainsi des propositions avancées au même moment aux Etats-Unis, telles que Duration Piece n°6 (1969) de Douglas Huebler[12]. La même année, l’artiste américain répand de la sciure sur le sol du hall d’entrée d’un bâtiment, formant ainsi un rectangle, dont il enregistre les transformations provoquées par le passage aléatoire des habitants. Pendant six heures, treize photographies sont prises à trente minutes d’intervalle, attestant de transformations plastiques accidentelles, selon le même procédé de l’empreinte. Sculpture by Tihomir Simčić et Duration Piece n°6 révèlent de quelle manière des pratiques conceptuelles semblables se développent alors dans des contextes socioculturels opposés. Pourtant, l’œuvre orchestrée par Douglas Huebler ne fera pas l’objet d’une telle tentative de transfert de paternité, l’effet produit au sol n’étant pas signé par les intervenants. Il semble que l’interactivité reste la caractéristique majeure de la proposition de Braco Dimitrijević, un mot d’ordre qui prendra toute son ampleur dans les années 1990, avec le développement de l’art dit « relationnel »[13].
Laure Jaumouillé
[1] Accidental Sculpture (1968, Zagreb), Painting by Kresimir Klika (1969, Zagreb), Sculpture by Tihomir Simčić (1969, Zagreb). [2] Notons ici que le transfert de paternité orchestré par Braco Dimitrijević en 1969 coïncide de manière étonnante avec La mort de l’auteur[2] écrit par Roland Barthes l’année précédente. Barthes, Roland, « La Mort de l’Auteur », 1968, dans : Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, p.61-67. [3] Gauthier, Michel, Braco Dimitrijević, Carnets de la commande publique, Editions du Regard, 1998, p.14. [4] Didi-Huberman, Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Editions de Minuit, Paris, 2008, p.119-120. [5] Didi-Huberman, Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Editions de Minuit, Paris, 2008, p.122-123. [6] L’objet issu d’un moulage n’est pas considéré comme une « œuvre de l’esprit » et ne jouit d’aucune protection juridique. [7] On remarquera pourtant que, chez Philippe Thomas, le signataire de l’œuvre n’est plus désigné par le hasard mais par une transaction marchande. [8] Entretien avec Natasa Petresin, mai 2008, Centre Pompidou, Paris ; Natasa Petresin est doctorante à l’EHESS, et responsable de recherches pour l’exposition « Les Prommesses du passé », prévue pour octobre 2009 dans la Galerie Sud du Centre Georges Pompidou. [9] Entretien avec Natasa Petresin, mai 2008, Centre Pompidou, Paris ; Natasa Petresin est doctorante à l’EHESS, et responsable de recherches pour l’exposition « Les Prommesses du passé », prévue pour octobre 2009 dans la Galerie Sud du Centre Georges Pompidou. [10] Gauthier, Michel, Braco Dimitrijević, Carnets de la commande publique, Editions du Regard, 1998 [11] Gauthier, Michel, Braco Dimitrijević, Carnets de la commande publique, Editions du Regard, 1998 [12] Douglas Huebler participe à l’exposition « At the moment » qu’organisent BD et Nena D en avril 1971 à Zagreb. [13] Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Les Presses du Réel, collection Documents sur l’art, Dijon, 2001