J’aurais préféré que Rimbaud ne me léguât pas son don de voyance: en juillet 2012, je voyais des nazis partout et hier je trouvais qu’il y avait trop d’assassins dans les rues. J’aurais pu avoir des semelles de vent, j’aurais pu torcher du sonnet comme d’autres débitent des banalités sur la météo, j’aurais pu être doué de synesthésie (encore que j’ai toujours trouvé que le La mineur avait une teinte violacée suspecte), j’aurais pu avoir écrit le meilleur de mon œuvre avant 25 ans et passer le reste de ma vie à faire le con dans le Harar, mais non. Comme moi et tant d’autres l’avions prévu sans trop de mérite, les fachos ont frappé et cette fois, le coup a été fatal à un gamin de 19 ans.
A longueur de chronique, on se crève le cul à inciter son concitoyen à bouger le sien, et au final, quand un drame comme celui qui est arrivé se produit, on a vaguement l’impression de pisser contre le vent, on se sent comme le malheureux qui essaie de poser sa pêche dans des chiottes à la turque avec les genoux raides, et on se dit qu’on ferait aussi bien de se mettre au tricot, à la cuisine moléculaire ou d’aller relater les accidents de la route chez Lor’Actu. On taille des costards aux empêcheurs de profiter de la vie pour faire rigoler les copains et les copines, en pensant que le rire est l’arme absolue contre tous les coincés du cul, on a bon espoir de le faire encore longtemps (si on ne se fait pas attraper au coin de la rue par une bande de nervis au crâne glabre), et parfois on oublie que lesdits ligaturés des voies digestives ne se marrent pas, eux: ils cognent.
Aujourd’hui, dans un bel unisson, toutes les voix ( moins celles de la Manif pour Tous qui rejette la faute sur le gouvernement) s’accordent pour dire que l’assassinat de Clément Méric est dégueulasse, que les néonazis sont méchants et qu’il fallait les empêcher de se réunir et de faire d’autres victimes. Il aura quand même fallu beaucoup de temps pour que le message passe chez tous ces braves gens. Je veux bien admettre que les fachos impliqués sont les premiers responsables de la mort du jeune militant.
Mais quand même, je trouve un peu léger de ne jeter l’opprobre que sur ces connards.
Quand Mitterrand instrumentalisait le Front National pour grappiller des voix à la droite,
quand Le Pen père est arrivé au deuxième tour de l’élection présidentielle, et qu’on nous a poussé au « front républicain » au lieu d’envoyer promener tous ces escrocs,
quand la droite a fait le choix de se décomplexer, entendez se débarrasser de son courant « social » et d’assumer clairement la haine qu’elle peinait tant à refouler des pauvres, des étrangers, des femmes, de la solidarité, de la vie pour les beaux yeux bovins de Marine Le Pen
quand le président de la République a eu le culot de prononcer l’infameux et infamant « discours de Dakar » pour expliquer que l’homme africain devra se payer une Rolex et financer une campagne électorale pour être pris au sérieux; qu’il s’en prend aux Roms qui ne peuvent pas se défendre, aux sans-papiers qui marinent dans un vide juridique ahurissant, aux précaires qu’il traite d’assistés en distribuant généreusement les niches fiscales à ses amis parvenus pendant que son larbin tronçonne gaiement les régimes de sécurité sociale et de solidarité nationale; quand sa seule politique consiste à criminaliser toutes les situations de faiblesse
quand la gauche à peine élue fait le boulot de la droite, presque aussi bien que la droite, parce qu’elle a déjà peur pour des élections qui n’arrivent que cinq ans après
quand on laisse s’installer partout sans moufeter la vidéosurveillance, la maison Poulaga, les prélèvements ADN, le fichage généralisé
quand l’Aube Dorée prend de l’avance sur nos nazillons et laisse présager de l’avenir qui nous attend
quand à chaque scrutin on prend les mêmes et on recommence parce qu’on a la flemme de s’organiser par nous-même
quand le divertissement prend le pas sur l’intelligence, et que des andouilles bas de plafond étalent leur vie privée sans le plus petit intérêt pour avoir leurs fifteen minutes of fame et deviennent instantanément des stars jetables; quand le moindre événement sportif prend dix fois plus de place dans un journal télévisé que les massacres en Syrie ou la moitié du monde qui crève la dalle
quand on ne prend le temps de s’informer que dans Métro ou 20 Minutes où les grandes lignes des sujets précédents sont abordés, entre deux publicités, avec une désinvolture qui frise l’indécence
quand on chante des refrains de publicités comme on sifflote des airs de chansons populaires
et quand la médiocrité tranquille, la bêtise fière, la paresse intellectuelle et le confort précaire qu’on prend pour un glorieux mode de vie ou une prestigieuse « civilisation occidentale » annihilent toute velléité de résistance
combien d’entre nous se contentent de prendre acte de tout ça en levant les sourcils et en pensant, » c’est bien malheureux mais que veux-tu que j’y fasse? » avant de replonger dans ses passionnantes activités sur son smartphone?
T’as pas complètement tort, Ducon, le monde est violent par nature et le sera éternellement, du moins jusqu’à ce que l’espèce humaine ait réussi à s’autodétruire complètement. Des Clément Méric, il y en a hélas tous les jours, de la petite blague raciste, homophobe ou misogyne balancée « pour rire » au tabassage en bonne et due forme pour des prétextes tous aussi dégoûtants.
Mais le fascisme n’est pas né ex nihilo et ne progresse pas à la seule force du vent. Il gagne du terrain à chaque renoncement, à chaque baisse de vigilance, à chaque petite lâcheté. Personne n’en est exempt, mais quand j’ai vu les gueules de Bertrand Delanoé, d’Harlem Désir ou de NKM, j’ai pensé qu’il était peut-être de bon ton de le rappeler.