Il y a un film que je me suis contenté, à mon grand
regret, de mentionner dans mon Top 10 de 2012, un film dont il est temps de parler plus longuement. « Sugar
Man » de Malik Bendjelloul. Si j’ai été peu disert sur le documentaire
récompensé d’un Oscar en février dernier, je n’en ai pas moins recommandé le
film à chaque être humain que j’ai croisé depuis Noël. Le film, je l’ai
découvert quelques jours après sa sortie, alors qu’il ne passait encore que
dans deux salles à Paris et même pas autant en province. A Paris, c’était l’UGC
Ciné Cité Les Halles et le Saint-Germain-des-Prés qui ont programmé les
premiers « Sugar Man ». Et à l’heure où les films sortent par douze,
quinze ou vingt chaque mercredi, où l’offre est énorme et où le turnover est
rapide dans les salles, « Sugar Man » s’est révélé être le phénomène
de 2013.
C’est bien simple, le Saint-Germain-des-Prés, l’un des
derniers cinémas de Paris à écran unique proposant un film par semaine, a gardé
« Sugar Man » à l’affiche depuis Noël 2012 jusqu’au mardi 21 mai
2013. Cinq mois complets au cours desquels la salle art & essai parisienne aura
uniquement projeté le documentaire. Pendant ce temps, le bouche-à-oreille a
fait son œuvre, faisant de « Sugar Man » LE film incontournable de
l’année, gagnant de semaine en semaine quelques salles de plus, et affichant
une stabilité sans égale au box-office français, affichant peu ou prou 10.000
entrées par semaine pendant cinq mois sans jamais fléchir. Un miracle joliment
orchestré par son distributeur (ARP Sélection), et un miracle finalement à la
hauteur de celui conté par le film.
Le miracle, c’est l’histoire de Sixto Rodriguez, qui à
l’aube des années 70 semblait promis à une grande carrière musicale. Mais après
deux albums ne se vendant pas, c’en fut vite fini de ses espoirs de carrière.
Retour à la case Detroit, à la vie de famille, et aux jobs dans la
construction. Pendant ce temps, en Afrique du Sud, sans que lui-même le sache,
ses albums se sont écoulés comme des petits pains, ses chansons devenant des
hymnes anti-Apartheid, et lui, une légende. Quand, à la fin des années 90, deux
sud-africains découvrirent que Rodriguez n’était pas mort et vivait en fait à Detroit,
ils le convainquirent de venir en Afrique du Sud monter sur scène et découvrir
sa popularité. Cette histoire, je suis obligé de la raconter un minimum (mais
allez voir le film ou achetez-le en DVD, c’est une merveille, un film d’une
profonde humanité) pour que vous compreniez pourquoi, au sortir de ma première
vision du film au tout début 2013, lorsque j’ai appris que Rodriguez donnerait
des concerts en France en juin 2013, j’ai pris ma place sans me poser de
question. L’histoire de cet homme est trop extraordinaire, sa carrière avortée
trop injuste, pour que la chance de le voir sur scène ne soit embrassée avec
hébétude. Et la perspective de le voir sur scène m’a collé un sourire
impossible à effacer.
J’ai passé les derniers mois à me dire « Je vais
voir Sixto Rodriguez en concert ! », avec incrédulité. Je suis retourné
voir le film, j’ai poussé la Terre entière à aller le voir elle aussi, ce
succès inespéré au box-office, approchant des 200.000 entrées au compteur. J’ai
écouté en boucle les deux albums de Rodriguez, je me suis imprégné de ses
chansons qui aujourd’hui encore poussent ceux qui les écoutent à se demander
comment diable des albums pareils ont pu ne pas trouver d’écho dans les années
70.
Et puis finalement, le jour de juin est arrivé. Dans le
Zénith parisien, alors que tout le monde attendait l’arrivée sur scène de
Rodriguez, l’excitation était palpable. Comme si personne ne parvenait à croire
que nous allions vraiment assister à un concert de l’homme. Lorsque enfin il
est apparu sur scène, j’ai entendu la jeune femme derrière moi qui répétait,
presque incrédule « Oh ça y est, oh mince, oh il est là, oh il va vraiment
chanter, il est vraiment là, vivant ». L’effet « Sugar Man »
battait son plein. Le documentaire de Bendjelloul a rendu l’existence de
Rodriguez quasi mythique, et chacun d’entre nous, ce soir-là autant que la
veille ou le lendemain, savions que c’était pour ainsi dire le concert d’une
vie, même si le comble faisait que la plupart d’entre nous n’avions pas entendu
parler de Rodriguez un an plus tôt. Mais « Sugar Man », le film, a
décuplé les sensations entourant la musique de Rodriguez, et nous nous sommes donc
trouvés hébétés à l’idée que nous allions vivre un concert de lui.
Pourtant il a fallu d’entrée de jeu se rendre à
l’évidence. Rodriguez n’est plus le jeune homme qui chante si parfaitement les
chansons apparaissant sur ses deux albums. C’est un vieil homme qui a passé les
soixante-dix printemps, un vieil homme qui n’a jamais été une star, a fait
relativement peu de concert à l’échelle de sa vie, un vieil homme qui a passé
plus de temps à détruire et construire des maisons pour vivre qu’à remplir des
salles de concert, un vieil homme presque aveugle ayant besoin de quelqu’un
pour le guider jusqu’à son micro, un vieil homme dont la voix n’a plus la force
de la jeunesse, un vieil homme dont les doigts ne parviennent plus à gratter la
guitare avec autant de dextérité qu’avant. Un vieil homme fatigué dont le corps
n’est pas habitué et n’a de toute façon plus vraiment l’âge de faire une
tournée internationale.
Et donc après un premier quart d’heure de concert solide,
générant l’enthousiasme parmi les milliers de spectateurs si heureux d’entendre
le splendide « Crucify your mind », la fatigue de Rodriguez s’est fait
ressentir. La voix a commencé à dérailler, les cordes de la guitare se sont
mises à pleurer, et les spectateurs dont je faisais partie ont commencé à
comprendre que le Sixto Rodriguez dont ils ont rêvé grâce à « Sugar
Man » n’était plus. Pourtant les milliers que nous étions ont continué à
l’encourager, à l’applaudir, à le féliciter, à acclamer les premiers accords de
« Sugar Man » ou « I wonder ».
Parce que finalement l’important n’était pas
l’imperfection du concert. Sixto Rodriguez n’est plus le grand musicien qu’il
aurait pu (dû) être. Musicalement, le concert n’était certainement pas à la
hauteur. Mais au fond, malgré la pointe de déception, le spectateur a gardé le
sourire, et une belle part d’émerveillement. Parce que nous étions venus voir
Sixto Rodriguez. Nous étions venus voir un homme passé à côté de sa carrière
des décennies durant. Nous étions venus voir un artiste qui n’a longtemps pu
vivre de son art, une belle personne dont l’insuccès nous avait semblé injuste,
qui avait rêvé de donner des concerts à des foules reprenant ses chansons avec
lui. Nous étions venus voir un homme dont l’apogée de la carrière était aussi
le crépuscule, et nous étions finalement heureux d’être là pour y assister, et
de lui laisser profiter de cette gloire bourgeonnante offerte par le film,
cette gloire qu’il aurait dû connaître quarante ans plus tôt.
Alors oui, si cela avait été n’importe quel autre artiste
sur scène, le public aurait certainement sifflé, et nombre d’entre nous
seraient sûrement partis au bout de 20 minutes. Mais pas pour Rodriguez. Nous
avons écouté, nous avons grimacé, mais le sourire est resté, et si nous n’avons
pas vécu un grand concert, nous avons vécu un grand moment.