Gaston Puel sans relâche
Le poète Gaston Puel s’est éteint lundi 3
juin à l’âge de 89 ans
C’est sûrement le privilège d’un âge que de devenir un jour le lien entre des
générations. Pour nous, fondateurs du Centre Joë Bousquet en 1999, Gaston Puel
fut ce lien. Au commencement de notre histoire commune, il n’était pas seul.
Ginette Augier - la destinataire des lettres - était là. Les peintres Jean
Camberoque, Charles-Pierre Bru. Le professeur de lettres et de philosophie
Henri Tort-Nouguès. Tous avaient franchi la porte derrière laquelle il fallait
encore écarter les tombées d’un lourd rideau sombre pour pénétrer enfin dans la
chambre du poète où se tenait, érigée en mode de vie, la conversation
perpétuelle du monde.
Tous, Gaston en tête, ont accompagné, aidé, soutenu, une démarche qui ne se
voulait ni un hommage, ni une célébration mais bien un prolongement. Grâce à
eux, notre conviction que le Centre Joë Bousquet ne devait pas devenir un
mausolée ronronnant à la mémoire d’un homme a survécu à tous les dangers qui
guettent les lieux de création. Il y a une raison à cela : pour eux tous, ce
qui s’était passé, là, dans la chambre d’un invalide, comme volé au temps,
appartenait à l’ordre du primordial. Et j’ai toujours eu le sentiment qu’en
marchant à nos côtés, en nous aiguillonnant, en nous engueulant parfois -
Gaston savait secouer le réel ! - tous souhaitaient rendre ce qu’ils avaient
reçu.
Mais qu’avaient-ils donc reçu de si précieux dans la chambre d’un blessé de la
Grande Guerre qui avait laissé l’ancienne peau sur le champ de bataille pour
muer en poète ? Une leçon de poésie sûrement. Il s’en parlait beaucoup, la
nuit, dans la pénombre, chez Bousquet. Les mots, Gaston Puel leur voua un culte
vertigineux tout au long de sa vie d’artiste. Les mots de Bousquet, de Char
qu’il édita lorsqu’il ouvrit, grande, la Fenêtre
Ardente de son aventure de typographe-éditeur. Et ses mots à lui, mots
d’une poésie «à hauteur d’homme»,
comme aurait sûrement aimé le souligner Joë Bousquet, c’est-à-dire, ainsi que
le formule si justement mon ami Alain Freixe sur son blog (1), une poésie qui
évite en permanence le «risque de
s’enivrer d’elle-même, de battre tellement à son rythme qu’elle finit par ne
plus appartenir qu’à sa musique et non au drame dont elle est issue». Remercions
ici les éditions de L’Arrière-Pays d’avoir, ces dernières années, publié
l’essentiel de l’oeuvre poétique de Gaston Puel afin de lui donner sa pleine
résonance dans le tumulte.
Il est une autre aventure que Gaston Puel vécut avec passion. Celle de son
compagnonnage avec les peintres. Il entretenait lui-même un rapport ambigü avec
cet art qu’il avait pratiqué dans sa jeunesse. Nous conservons, dans
l’exposition permanente consacrée à la vie et l’oeuvre de Joë Bousquet
présentée dans sa maison de Carcassonne, rue de Verdun, un tableau du jeune
Puel, d’inspiration surréaliste, qui témoigne de ces élans qui portent une
jeunesse vers son propre langage. Celui de Gaston sera un jour, définitivement,
le langage des mots, pas des mots-miroirs qui ne se parlent qu’à eux-mêmes,
mais des mots ouverts, mots du dialogue, mûs par la force même de l’échange. Ce
dialogue entre Gaston Puel et les peintres a trouvé sa terre d’élection au
catalogue des Editions de Rivière, chez Jean-Paul Martin, le cousin de Pierre-André
Benoît qui, entre Alès et Rivières justement, du nom du village où PAB avait
élu domicile, a repris si généreusement le flambeau. Une cinquantaine de livres
d’artistes racontent aux Rivières cette itinérance inouïe des temps modernes où
l’on coud encore à la main des livres minutieusement imprimés à quelques
dizaines d’exemplaires. On peut pénétrer cet univers en consultant en ligne
l’opulent catalogue des Editions de Rivières (2).
Et puis, pour Gaston, il y avait le «Centre». Jusqu’au dernier jour, soufflant
mot à notre directeur René Piniès, de la route à prendre, du piège à éviter
pour l’honneur des poètes Il ne m’appartient pas de dire ici plus avant
l’amitié profonde, l’incommensurable complicité entre ces deux hommes. Gaston
Puel le veilleur de Veilhes et René Piniès l’infatigable passeur et aussi
porteur du fardeau que représente de travailler tous les jours, sans relâche,
au rayonnement de la parole poétique des autres. Cette opiniâtreté qui fait
toujours mon admiration, René la tenait sûrement de Gaston. Ces deux-là
s’étaient trouvés. Leur histoire a un témoin plus sûr que ce que de pauvres
yeux peuvent percevoir du secret des hommes : un livre. Les «42 sirventès pour
Jean-Paul», publiés à l’automne 2012 par le Centre Joë Bousquet, rassemblent les
textes parus en tirages limités aux Rivières. L’édition en a été établie par
René Piniès. Une belle édition qui «se
rue vers l’ailleurs infini» et dont la vie ne fait que commencer.
«Au plus vert des embruns
Il n’est plus de répons»...
écrit Gaston Puel, premiers vers d’un poème paru sous le titre «Le fin
mot». Mais qui peut dire qu’il a eu, au terme d’une si longue marche, le fin
mot de l’histoire ? Gaston Puel répond, à la fin de son poème : «C’est alors que JE sus que TU savais qu’IL
savait que NOUS ignorions TOUT du fin mot de l’histoire». Ce jeu
typographique du «je-tu-il-nous» dit
TOUT de ce que fut la vie de Gaston Puel. Une vie tenue par la promesse du
partage et qui n’a de sens que dans ce va-et-vient perpétuel entre le singulier
et le pluriel, l’autre et le collectif. Cette leçon de vie que Gaston Puel nous
donne, je ne serais pas étonné qu’il l’ait lui-même reçue dans la chambre de
Bousquet. «Il n’y a pas d’oeuvre de
l’homme seul», savait le poète blessé qui, un jour, avait apostrophé le
jeune Puel quittant sa chambre pour lui adresser cette dernière recommandation
: «N’oubliez jamais, Puel, il n’y a pas
de grands hommes...» Alors, s’est levé un poète.
[Serge Bonnery]
Blog d’Alain Freixe
Les éditions
de Rivières