Déjà plusieurs jours avant leur rassemblement à Kairouan, le groupe de djihadistes salafistes Ansar al-Charia monopolisait les médias et les réseaux sociaux, s’offrant ainsi une tribune exclusive. Régulièrement, des prédicateurs autoproclamés, des illuminés fraîchement convertis et autres nuisibles catapultés sur le sol tunisien depuis les théocraties du Golf, avec pour mission de semer le sel du wahhabisme, accaparent toutes les attentions. Charia, port du niqab, excision, mariage coutumier, mariage des petites filles, polygamie, jihad sexuel,… les enfants de Ghannouchi ont tout le loisir d’inoculer leurs idées obscurantistes aux esprits inertes d’une société débilitée par une indigence intellectuelle et culturelle dramatique.
En face, si à la moindre provocation, elle est prompte à se vautrer allègrement dans la victimisation à grand renfort de gesticulations aussi hystériques que contre-productives, quand il s’agit de porter ses supposées valeurs, l’opposition progressiste fait le mort. Surtout, éviter tout débat d’idées pour continuer à flotter dans cet espace limbique parallèle à la sphère du pouvoir en espérant qu’un jour le désespoir pousse les déçus de la Troïka à se tourner vers le camp adverse. La stratégie de l’opossum présente l’avantage de leur éviter des prises de position audacieuses que l’on ne manquerait pas de leur rappeler le moment venu et qu’ils seraient incapables de justifier, de toute façon. En dehors de son rôle d’amplificateur du discours rétrograde des islamistes dans lequel elle s’est confinée, l’opposition progressiste se réfugie dans un silence de plomb.
Amina ? Connais pas. En fermant les yeux assez fort et assez longtemps, elle finira peut-être par disparaître. Peut-être même qu’elle emportera avec elle tous ces importuns qui refusent de se fondre dans le moule et de céder du terrain en attendant que les choses se tassent. Ces têtes brûlées qui s’obstinent à revendiquer pacifiquement leur droit à la différence et leur liberté d’expression, mettant à plat les réalités hideuses qu’eux voudraient tant ignorer. Non, la société tunisienne n’est ni modérée, ni ouverte ni tolérante. Non, elle n’accepte ni même ne conçoit les différences de croyance, de sexualité, de choix de vie. Non, il n’y pas d’égalité entre les hommes et les femmes, ni dans la loi, ni encore moins dans les mentalités.
Alors, on en parle ou on fait comme si ? Opportunisme oblige, il ne faut pas aborder les questions qui fâchent. Continuer, l’air de rien, à astiquer son image d’alternative au rigorisme des islamistes tout en caressant dans le sens du poil le conservatisme des masses. C’est que, vous comprenez, il n’est pas question de renier son identité. Et tant pis si ladite identité est fondée sur des valeurs religieuses, patriarcales, phallocrate et misogynes. De même que les islamistes prônent la démocratie dans la mesure où les principes de la charia sont préservés, les progressistes prônent une évolution de la société dans la mesure où les mœurs et les traditions sont sauves. Résultat : une islamisation galopante et rien pour lui faire contrepoids. Mais avec un peu de chance, cette bête monstrueuse qu’ils auront copieusement nourrie se résorbera d’elle-même un jour et ne les dévorera pas.
Hors classe politique, ce n’est guère plus glorieux. Ceux qui se piquent d’appartenir à une élite aux idéaux avant-gardistes bien au-dessus du commun de la populace excellent surtout dans l’art de la cabriole. Amina ne défend pas le droit de la femme tunisienne en la réduisant à une paire de seins. Amina aurait dû choisir un autre moyen pour exprimer ses idées. Attention, ne vous méprenez pas, ils n’ont rien contre la liberté et la dignité des femmes. Ils s'offrent juste le luxe d’être tatillons sur la forme quand l'urgence est dans l'action. Parce que pourquoi se soucier du fond lorsqu’on peut fuir dans les méandres tortueux de circonlocutions sans fin s’évitant ainsi l’embarras de s’exprimer franchement ? Et puis sur le fond, ils n’auraient pas grand-chose à dire. L’obscénité est dans l’œil de celui qui regarde. Comment pourraient-ils comprendre le geste d’Amina quand eux-mêmes portent un regard avilissant sur le corps féminin le réduisant à une chose sexuelle qui n’existe que dans le but de satisfaire les besoins du mâle ? Non vraiment, c’est des sottises tout ça.
Au milieu de tout ce mépris, on en oublierait presque qu’Amina, détenue depuis le 19 mai, a été condamnée sur la base d’un texte datant du XIXème siècle pour port prohibé d'un aérosol lacrymogène de défense et maintenue en détention pour atteinte aux bonnes mœurs et profanation de cimetière avec une possible accusation d’association de malfaiteurs. Une photographie seins nus et un mot tagué sur un bout de muret entourant un cimetière et voilà qu’elle éclipse les palmarès des salafistes et des Ligues de Protection de la Révolution réunis. Avec à leur actif nombre d’incitations au meurtre, d’agressions physiques, de destructions de biens publics et privés, de saccage d’ambassade, d'incendies de mausolées, de détention d’armes, d’excursions djihadistes à Chaambi ou en Syrie,... ils sont loin d’égaler la menace que font peser sur la Tunisie Amina et les Femen venues la soutenir. C’est qu’au pays du VIème Califat, on ne plaisante pas avec l’honneur. Et celui qui ne sait pas tenir ses femmes, n’a pas d’honneur.
Quand le progressisme ne s’assume pas, il devient conservatisme. Amina, Jabeur Mejri avant elle, et tous ceux qui suivront, ne seront pas tombés sous les coups de la dictature naissante d’Ennahdha mais sous le poids de la lâcheté d’une opposition bidon. En se dénudant les seins, Amina a magistralement mis à nu les contradictions schizophréniques d’une société malade de son hypocrisie et c’est là le véritable crime qu'ils voudraient lui faire payer par leur silence complice.