Sixto, je rentre ce soir de ton concert au Zénith de Paris et j'ai du mal à trouver mes mots.
Parce que je n'arrive pas à démêler les émotions qui m'ont envahie pendant le concert et qui se livrent un méchant combat intérieur depuis que les lumières se sont rallumées.
Pour l'instant, aucune ne prend le dessus, reste un mélange de ravissement et d'amertume.
Un malaise que rien ne semble devoir apaiser, un trouble qui ne veut pas se dissiper.
Tu es entré dans ma vie grâce au documentaire qui t'a été consacré.
J'y ai découvert ton incroyable parcours : toi, le jeune américain d'origine mexicaine qui a vécu chichement, travaillant dur sur des chantiers pendant que tes chansons devenaient les hymnes de la révolution anti-apartheid en Afrique du Sud, à ton insu.
Là-bas tu étais une star qu'on croyait disparue. Une légende.
Chez toi tu étais un homme simple qui ignorait tout de cette gloire lointaine.
Et puis on t'a retrouvé. Et tu as fait preuve d'une bouleversante sagesse, défendant les valeurs simples sur lesquelles tu as constuit ta vie, malgré le succès que tu as si brutalement rencontré.
Je me souviens des larmes, irrépressibles, qui me sont montées aux yeux devant les images de ton premier concert en Afrique du Sud. Et des frissons qui les accompagnaient.
Depuis ce moment là tu es devenu malgré toi une sorte de légende vivante.
Après avoir été auteur de l'hymne d'une révolution, te voilà héros d'une génération en mal de belles valeurs, d'une jeunesse qui a besoin de croire que les belles histoires peuvent exister ailleurs que dans l'imaginaire des scénaristes hollywoodiens, que le talent -s'il est là- finit par être reconnu un jour, que tout vient à point même à celui qui n'attend plus rien.
Alors, pour réparer l'injustice qui t'a privé de la carrière que tu méritais, j'ai voulu être de ceux qui pourraient t'applaudir sur la scène du Zénith un soir de printemps parisien.
Bien sûr que le soir venu, j'avais le coeur battant et l'estomac noué. Parce que je n'étais pas passée à côté des rumeurs concernant ton concert de la veille où la déception la disputait à la révolte. J'avais peur.
Et puis le concert a commencé.
Pour t'installer face à ton public, tu avais besoin d'être accompagné de deux personnes et parmi elles, il m'a semblé reconnaitre ta fille.
Une fois en place, au centre de l'immense scène du Zénith, tu t'es tenu seul debout, digne, les traits, qu'on devinait fatigués cachés sous un large chapeau noir.
Et tu as chanté.
Et c'était parfois très bien.
Rarement, honnêtement.
Souvent ta voix vacillait, tes mains glissaient maladroitement sur les cordes de la guitare et les notes étaient fausses.
Certains ont semblé insupportés et ont quitté la salle prématurément.
Ne leur en veux pas, ils n'ont sans doute pas supporté de voir la belle image qu'ils avaient de toi abîmée comme ça.
Ne leur en veux pas, ils ont sans doute cru que les héros étaient de la matière dont sont faits les rêves : impalpable et immuable et ils n'ont pas accepté de devoir constater que la vie aussi avait prise sur toi.
Ils n'ont pas supporté de voir que la légende n'était qu'un homme dont le corps vieillit. Et le trahit.
Mais tu étais là.
Je t'avoue que pour moi aussi ça a été compliqué de constater que maintenant que ton talent est reconnu et que tu pourrais jouir de ton succès enfin arrivé, tu es un homme vieillissant, diminué et souffrant qui se tient là, vaillant, au prix d'efforts qu'on imagine considérables -que tu te donnes un mal de chien à cacher, sans y parvenir vraiment.
Les rumeurs allaient bon train autour de moi. On parlait alcool et substances illicites.
J'ai balayé du regard la rangée sur laquelle j'étais installée et je suis tombée sur un homme qui se tenait la tête dans les mains, coudes posés sur les genoux.
Plus loin, un autre se bouchait les oreilles alors que tu entonnais les notes hautes du mythique titre des Righteous Brothers "Unchained melody".
Je les ai regardés et j'ai décidé de les ignorer, de ne pas me laisser aller à la désolation ambiante mais au contraire de marquer le rythme en cadence chaque fois que le morceau s'y prêtait en tapant fort dans mes mains. D'applaudir à tout rompre en criant fort à la fin de chaque titre.
Je me suis dit que je te devais bien ça.
Pour ce que tu incarnes d'espoir. Pour cette belle envie d'y croire que tu as (r)éveillée chez bon nombre d'entre nous, merci.
Te voir sur scène, si diminué, faible et pourtant bien décidé à honorer ton contrat comme il se doit, a fait remonter violemment les souvenirs de ceux que j'ai aimés et qui ne sont plus.
Comme toi, ils avaient l'envie féroce de se battre jusqu'au bout, chevillée au corps.
Comme toi ils avaient la volonté de toute faire pour rester debout et livrer un combat féroce contre l'ineluctable, tant que leur corps le leur permettrait.
A ce jeu là personne ne gagne. Bien sûr, ils ont perdu.
Mais ils se sont battus dignement malgré le corps qui trahit, malgré le regard des autres qui pèse et qui dit que ça ne sert plus à rien.
C'est cette fragilité contre laquelle tu t'es battu sur scène hier soir qui m'a meurtri le coeur.
C'est cette volonté de ne pas te résigner, de lutter, de vivre enfin ton moment, celui où tu joues devant une gigantesque salle de concert parisienne comble qui m'a touchée.
Tu l'as eu ton triomphe et hier soir, ta pugnacité, je l'ai interprétée comme un cri "Non, il n'est pas trop tard, d'ailleurs il n'est jamais trop tard pour vivre ses rêves jusqu'au bout".
Ebranlé par la vie, tu es resté fier et digne malgré la maladie.
On te dit presqu'aveugle et très souffrant et pourtant... Tu étais là.
Remerciant le public de son indulgence envers toi. Toi, tu n'as pas compris que c'était lui qui te disait merci.
Ton concert d'hier je le vois comme une belle leçon de vie, une de plus après celle que j'ai retenue de ton histoire, à travers le film "Searching For Sugar Man".
Certains parlent complot, réclament vengeance contre "les vautours qui exploitent ton succès tardif pour se faire de l'argent sur ton dos". Je préfère penser que ni toi, ni ceux qui t'entourent n'auraient laissé faire ça.
Que si ta mauvaise santé t'a conduit à annuler de nombreuses dates en Europe, c'est la perspective de réaliser un rêve de gosse qui t'a amené à maintenir les dates à Paris malgré tout.
Je l'imagine bien d'ailleurs, ce môme de Détroit qui rêvait peut-être de la capitale française sans oser vraiment penser y mettre les pieds un jour.
Ce môme qui a fini par grandir et à qui, à l'automne de sa vie, le destin a proposé de s'y rendre en héros, devant une foule massive venue rien que pour lui.
C'est le propre des légendes n'est-ce pas? Chacun construit sa propre petite histoire autour d'un noyau central qu'il étoffe d'interprétations personnelles, de projections de sa propre intimité, de ses envies, de ses valeurs aussi.
Voici comment j'ai construit la mienne autour de ton incroyable destin et de ton concert parisien, Sugar Man.
Je suis heureuse d'avoir pu croiser ta route, même dans ces conditions.
Le triste spectacle de ton affaiblissement n'a fait que me rappeler que les héros ne sont au fond que des hommes et que ce qui les distingue du commun des mortels est la rage qu'ils mettent à se battre jusqu'au bout.
A ne pas renoncer même lorsque la situation parait désespérée.
Je crois qu'il y a beaucoup de noblesse à oser se produire sur scène quand on est à ce point diminué.
C'est une façon de dire merde au destin, de dire qu'il n'aura pas le dernier mot.
En rédigeant ce billet les émotions qui m'habitaient se sont démêlées.
Je peux aller dormir, enfin apaisée.
Encore une fois merci, Sixto, d'avoir été là et d'avoir livré ce combat hier soir, pour moi.
Et pour tous ceux qui sont restés jusqu'au bout.