Présentation de deux conceptions distinctes du droit naturel, et de leur évolution jusqu’à la perversion des droits de l’Homme modernes et du positivisme juridique.
Par Aurélien Biteau.
Le droit naturel classique
Il faut bien commencer par ce qui fut historiquement premier, à savoir l’école classique du droit naturel. Cette conception du droit, aujourd’hui plus méconnue, découle de la philosophie réaliste, et en particulier d’Aristote. Dans la pratique, cette conception correspond essentiellement au droit romain. La lecture de La Philosophie du Droit de Michel Villey est recommandée pour en comprendre la spécificité plus en détail.
Le droit, qui a pour but la justice, est une chose qui existe. Il est objet de connaissance pour le juge qui est en quête du droit. Le droit ne découle pas des individus et de leur nature de sujets. Il n’y a pas, dans cette conception, de droits de l’individu. Il y a juste le droit qui est une chose réelle indépendante.
Mais plus précisément, qu’est-ce que le droit ? Le droit permet de résoudre des conflits réels qui sont présentés au juge, qui doit trouver les solutions de droit mettant fin au conflit entre les parties, en déterminant la juste part de chacun. Contrairement à la conception moderne du droit naturel, le droit n’est pas ici un pouvoir latent. Il est une chose qui existe, négative ou positive. Par exemple, dans un conflit entre un créancier et un débiteur, le droit du débiteur est une obligation, tandis que le droit du créancier est une somme monétaire.
Le droit est évolutif et diffère d’une société à une autre. La nature des conflits créés par les relations entre les individus change au cours du temps. Les solutions de droit du passé peuvent se révéler infructueuses au présent, et c’est le rôle du juge de découvrir le droit tel qu’il est aujourd’hui.
Par ailleurs, le droit n’est pas un commandement. Le juge n’ordonne rien, il cherche le droit. Le droit n’est pas plus une loi. Il n’est pas un décret, ni d’une autorité quelconque, ni de la raison pure.
La propriété privée, par exemple, n’est pas un droit de l’individu découlant de sa nature de sujet. Elle est une institution permettant de limiter les conflits entre les hommes, reconnue par le juge en quête du droit. Elle n’est guère un absolu et n’existe que parce qu’elle prouve être une juste solution de droit.
Comme le montre Bruno Leoni dans La Liberté et le Droit, un certain parallèle peut être fait entre le marché et le droit. Le premier tend vers un certain équilibre économique. Le second tend vers un certain équilibre juridique.
Cette conception classique du droit naturel a le mérite d’être fondée sur les conflits réels opposant des hommes réels et résolus par une institution réelle. Elle ne repose pas sur des abstractions rigides ni sur l’arbitraire d’un législateur qui décrète ce qui tient du conflit et ce qui n’en tient pas.
Mais ce réalisme du droit a été supplanté, à partir du Moyen-Âge, par une conception idéaliste du droit, sacralisée par la plupart des grands textes constitutionnels, tels que la DDHC.
Les droits naturels modernes
Du droit comme une chose réelle, le droit est devenu un pouvoir de l’individu, émanant de sa nature. Le basculement d’une conception à l’autre est assez difficile à situer historiquement et à expliquer. Pour mieux comprendre ce basculement, on pourra se reporter, entre autres, à Michel Villey et son Le Droit et les droits de l’Homme pour ce qui est de la philosophie, et à The Idea of natural rights de Brian Tierney pour ce qui est de l’histoire.
Dans la conception moderne du droit naturel, le droit n’est plus singulier, il est pluriel. Les droits sont des pouvoirs de l’individu. C’est de l’idée d’individu, abstrait à sa nature d’être raisonnant, ou isolé dans une fiction de l’état de nature, qu’émergent les droits naturels. C’est en ce sens que cette conception du droit est idéaliste.
Chez Hobbes par exemple, l’individu à l’état de nature jouit de ses droits naturels, qui n’ont pour seules limites que les limites que la nature a données aux hommes et à leurs pouvoirs.
Un droit n’est pas une chose indépendante de l’individu, il n’est pas une réalité objective, il est subjectif, c’est-à-dire émane du sujet. Il n’est pas l’objet de connaissance du juge comme il l’est dans le droit naturel classique. Au contraire, avec Locke, le juge n’a pour seule fonction que de renforcer le droit naturel en faisant valoir dans ses arbitrages les droits naturels de chaque partie. Ceux-ci sont connus a priori, ils sont donnés par la raison. Il n’y a pas de droit particulier du débiteur et de droit particulier du créancier, recherchés et trouvés par le juge, il y a les droits naturels des individus, identiques pour tous, et il appartient au juge, commandant au nom de l’autorité, de les renforcer.
Les droits naturels, en tant qu’issus de la raison, sont immuables et universels : peu importe l’époque, peu importe la culture, les individus restent des individus et ont donc toujours les mêmes droits.
Mais si les droits naturels sont des pouvoirs, c’est qu’ils sont aussi des commandements de la raison pour chacun. En effet, si j’ai des droits, autrui en a aussi et ses droits sont respectables. Il n’est pas faux de dire que les droits naturels sont en réalité des lois de la raison : en un sens il s’agit là d’une perversion de la notion de droit qui vient se confondre dans la loi.
À l’échelle de l’individu, les droits naturels sont une éthique, ils sont des lois morales à laquelle l’individu obéit ou non. Mais lorsqu’à la manière de Locke ou de Bastiat, il s’agit de renforcer ces droits par une autorité juridique, le droit se transforme en système légaliste. Droit et loi ne font plus qu’un.
Bien sûr, dans la conception moderne du droit naturel, qu’il s’agisse de Locke, de Bastiat, d’Ayn Rand ou de Rothbard, les droits naturels ne sont pas infinis et sont limités par les droits naturels d’autrui : ceci signifie que la loi est elle-même limitée et reste immuable. Bastiat le défend dans son pamphlet célèbre La Loi.
Toutefois quelque chose est perdu par rapport à la conception classique du droit naturel. Celle-ci n’empêchait pas la morale d’exister, mais avait le mérite de porter sur des conflits réels, évolutifs et ne pouvant être anticipés en apportant des solutions de droit appropriées. À l’inverse, la conception moderne du droit naturel prend le problème de la justice dans l’autre sens (à l’envers ?) en cherchant dans l’idée abstraite d’individu ce qui doit relever du conflit et ce qui ne doit pas en relever, de façon immuable, et cette rigidité s’impose aux hommes quels que soient leurs actes réels, leurs motivations réelles, leurs aspirations et croyances réelles. D’où la volonté de définir le droit dans les constitutions, dans les premiers articles, avant même les institutions.
Cette confusion entre le droit et l’éthique, et pire encore entre le droit et la loi, pose problème parce qu’elle détruit les limites réelles du droit (son propre contour défini par le juge à parti de conflits réels) au profit de limites abstraites, certes définies rationnellement, mais qu’il est très aisé de dépasser dans le champ institutionnel.
Et c’est précisément ce qu’il s’est produit dans tous les pays qui ont cru qu’une constitution pouvait défendre les droits naturels : il y a eu une extension sans limite des droits de l’Homme et de la loi.
Les droits de l’Homme et le positivisme juridique
En confondant le droit dans la loi, les droits naturels issus de la philosophie idéaliste ont donné des armes aux législateurs. Le droit n’est plus une réalité objective qu’il faut découvrir, telle qu’on le concevait dans le droit naturel classique, il est un ensemble de lois qu’il faut écrire pour que chacun puisse connaître ses droits.
Or quelles sont les limites à l’écriture, tant qu’il y a du papier et de l’encre ? On peut toujours prétendre que ce fut la fonction des constitutions d’imposer des limites à la loi, mais le papier n’arrête pas grand monde. Dès lors que la foi dans les constitutions tombe – sous le coup de la critique marxienne des « droits formels » par exemple – il n’y a plus de limites réelles à l’extension de la loi. Ce qui n’est pas le cas lorsque les juges, personnes réelles, ont pour fonction de découvrir le droit.
Les droits naturels modernes sont responsables du positivisme juridique, quand bien même ils ne l’ont pas promu. En confondant le droit dans la loi, ils ont donné trop d’importance aux législateurs, qui sont devenus le fondement du système juridique.
C’est le principe même du positivisme juridique qui considère la loi juste parce qu’elle est la loi. Les juges n’ont plus aucun rôle vis-à-vis du droit, si ce n’est d’exécuter la loi. Le droit est devenu l’objet de la politique, il se forme et gonfle sous le coup des divers intérêts en lutte et du clientélisme morbide du marché électoral. Ceci revient à dire que le droit n’existe plus, ou du moins qu’il est absent des institutions juridiques.
Il serait ridicule d’espérer que des libéralisations, même massives, voire un retour de la loi aux strictes droits naturels modernes, permettent de retrouver un équilibre juridique. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’inflation législative est une conséquence des droits naturels modernes et de leur système légal.
C’est donc bien une réflexion sur le droit qui doit être menée afin de revenir à des institutions juridiques plus stables et surtout moins propices à pourrir sous les coups de buttoirs de la politique. Les fictions juridiques reposant sur des idées abstraites ont fait la preuve de leurs limites.
Bruno Leoni offre à ce titre des pistes intéressantes dans La Liberté et le Droit.