Pourquoi le mot incidentalome ne figure-t-il pas dans la plupart des dictionnaires généraux ? Pourquoi les définitions qui en sont données dans les dictionnaires médicaux sont-elles imprécises ? Lorsque des personnes compétentes et de bonne volonté essayent de parler sérieusement d’un problème difficile, il se crée progressivement à mesure que les échanges se poursuivent un vocabulaire qui devient de plus en plus précis et de plus en plus riche.
Nous essaierons de comprendre pourquoi tel n’est pas le cas en ce qui concerne le ou les incidentalomes, pourquoi n’y a-t-il pas eu dans ce domaine une exigence de clarté qui aurait produit un vocabulaire précis et clair.
Le mot incidentalome ne figure ni dans le Grand Larousse 2013, ni dans le Robert 2013. On ne le retrouve pas non plus dans le dictionnaire historique de la langue française 2012. On le trouve dans le Garnier Delamare, 27ème édition 2002, et dans le Leporrier Flammarion Médical 2004.
Dans le Garnier Delamare : "(angl. "incidentally discovered tumour"). Syn. fortuitome. Anomalie tumorale découverte fortuitement à l’occasion d’une investigation effectuée pour une autre affection. Les premiers cas décrits avaient trait à des tumeurs des glandes surrénales". Et la définition est accompagnée par une reproduction d’un scanner avec la légende "Métastase de cancer bronchique. Découverte fortuite".
Dans le Leporrier Flammarion : "Néologisme utilisé pour qualifier une lésion découverte par hasard n’ayant entraîné aucun symptôme. Ces cas sont fréquents avec le développement de l’échographie et du scanner. Un exemple est la découverte de nombreux nodules thyroïdiens à l’occasion d’un examen par écho-doppler des vaisseaux du cou."
Ces deux définitions divergent un peu. La première insiste sur le caractère tumoral et même cancéreux, la seconde en évoquant des nodules thyroïdiens semble un peu moins pessimiste, mais les deux définitions exigent une lésion ou une tumeur.
Sur le site Orphanet des maladies rares, on retrouve cette définition : "Un incidentalome est une tumeur de découverte fortuite lors d'un examen en imagerie fait pour une autre cause. Cette appellation s'applique presque exclusivement aux tumeurs des glandes surrénales. L'incidentalome est asymptomatique dans la plupart des cas, ou peut s'accompagner des symptômes liés à une hypersécrétion hormonale (phéochromocytome, hyperaldostéronisme, hypercortisolisme ou syndrome de Cushing)".
Or il existe un domaine où les constatations surprenantes en dehors de toute pathologie sont fréquentes et posent des problèmes difficiles, c’est celui de la génétique. Dans ces cas, il n’y a ni lésion ni tumeur. Il y a des constatations que beaucoup appellent incidentalomes.
Il faut lire à ce sujet les excellents textes de Ricki Lewis et notamment celui sur le séquençage du génome (1) : “A genome sequenced to investigate one disease may reveal another. You have your genome or exome (the protein-encoding part) sequenced to help diagnose a puzzling set of symptoms, and something totally unrelated, and unexpected, turns up – a so-called “incidental finding.”
On peut donc résumer ainsi la situation : les médecins ont depuis très longtemps rencontré de façon fortuite des situations pathologiques auxquelles ils ne s’attendaient pas. Ces situations étaient rares du temps où les explorations étaient agressives (artériographie, encéphalographie et ventriculographie gazeuse). Elles sont devenues et elles deviendront de plus en plus fréquentes à mesure que les moyens d’analyse et d’exploration progresseront. Le mot incidentalome a commencé à être employé en France en 1995 alors que des publications médicales anglo-saxones parlaient d'incidentaloma dès l'année 1982 (2). Il est apparu dans des dictionnaires médicaux dans les années 90 mais en 2013, il n’est toujours pas défini dans de nombreux dictionnaires généraux. A sa lenteur de diffusion, il faut ajouter que ses limites ne sont pas clairement précisées : les découvertes fortuites, lors du séquençage génétique, sont-elles ou non des incidentalomes ?
Quelques hypothèses de facteurs explicatifs :
1- Lorsqu’un médecin fait un interrogatoire précis, lorsqu’il fait un examen compétent, lorsqu’il demande des examens complémentaires orientés par l’examen clinique, et lorsque tout cela aboutit à la guérison du malade, il en est fier et heureux et le malade lui en est reconnaissant. Il a fait travailler son intelligence, ses connaissances, sa sensibilité, son intuition. Rien de tel n’a lieu dans l’histoire d’un incidentalome. Le résultat est donné sans travail, sans imagination, sans mérite. On conçoit que les médecins n’aient pas de sympathie particulière pour ce facteur.
3- Les médecins parlent entre eux, dans des colloques sponsorisés par des laboratoires pharmaceutiques, ils publient dans des revues dont la plus grande partie sont fortement dépendants de ces laboratoires. Il n’existe pas ou très peu, et alors elles ne sont pas sponsorisées, de controverses exigeantes.
4- Dans un article (3), j’avais comparé les incidentomes à la notion en épidémiologie de faux positifs et faux négatifs. J’avais conclu "Le fait que le terme incidentalome (ou tout autre terme proche) ne soit guère utilisé est un révèlateur de la difficulté qu’ont les médecins à accepter de débattre des limites de leur exercice"
Cette revue Pratiques a pour sous-titre "Les cahiers de la médecine utopique". Je crois à un monde utopique où les médecins parleraient sérieusement et de façon approfondie entre eux. Je crois à un monde où les médecins parleraient aux malades et aux gens et à la population en les respectant pleinement et où ils en seraient eux aussi respectés. Je crois à un monde où lorsque les laboratoires feront semblant de s’intéresser à la santé des gens, ils déclencheront des éclats de rire suivis d’une mise au pas. Je crois que dans ce monde utopique, le mot incidentalome trouvera sa place dans les dictionnaires.
Je crois que, d’une façon générale, le langage sera plus riche car outil d’une communication plus sincère et plus respectueuse.
Jean-Pierre LELLOUCHE
(1) Lewis R. "Incidental Findings from Genome Sequencing – Nuances and Caveats" March 24, 2013
(2) Geelhoed GW, Druy EM. Management of the adrenal "incidentaloma".Surgery. 1982 Nov; 92(5) : 866-74.
(3) Pratiques, décembre 2010 : page 26