Série Arlt 1/8 – Aventure sans roman et roman sans aventure - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto Arlt

Tirée des chroniques inédites en volume, publiée en 2009 dans un monstre de 750 pages, cette série de huit « câbles » datés de l'année 1941 – inédits en français – propose le regard décalé de Roberto Arlt (1900-1942), l'auteur des Sept fous et géant des lettres argentines, sur l'art romanesque et la littérature. Sélection et traduction par Antonio Werli. Aventures sans roman et roman sans aventure Homme 1°. — Connaissez-vous Max Planck ?
Homme 2°. — Non.
Homme 1°. — En 1905, Planck a initié la révolution dite des « quanta ».
Homme 2°. — Ah bon ! Je connais bien les mouvements révolutionnaires partout sur la planète. À commencer par la tentative d'insurrection de Catilina, dont on peut affirmer qu'elle a inventé les « manœuvres invisibles », une technique faussement attribuée à Trotsky. Pourtant je ne connais pas Max Planck.
Homme 1°. — Je m'excuse, la révolution des « quanta » n'est pas une révolution politique, mais scientifique. Planck nie catégoriquement que les atomes se déplacent dans un cadre fixe de temps et d'espace, tel que la physique classique le croyait jusqu'en 1905, partant de l'hypothèse absurde d'un monde immobile.
Homme 2°. — Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas.
Homme 1°. — Seriez-vous ennuyé que je vous demande aimablement de ne pas faire d'effort pour comprendre ?
Homme 2°. — Elle est bien bonne celle-là ! Et pourquoi donc ?
Homme 1°. — Sur ces questions, quand on ne comprend pas grand chose, comprendre peu équivaut à ne rien entendre du tout.
Homme 2°. — Soit, je vais tranquillement continuer à ne pas chercher à comprendre.
Homme 1°. — Pour vous éclairer, je peux vous dire ceci : alors que les lois de la physique classique sont valables statistiquement pour de nombreux cas similaires, les lois « quantiques » sont valables pour un seul cas.
Homme 2°. — Si je saisis bien, Max Planck a fabuleusement embrouillé l'inconnu.
Homme 1°. — Ce que vous dites est presque juste. Avec cette conséquence étrange : tandis que l'étude des atomes, effectuée en accord avec les lois de la physique classique, produisait des résultats contradictoires et insolubles, la théorie des « quanta » a éliminé comme par magie toutes les contradictions, et la théorie de Planck a servi à Einstein à confectionner sa théorie photoélectrique, permettant, de plus, aux physiciens Bohr, Moseley et Sommerfeld, de déterminer avec son appui l'architecture de l'atome. Mais ce que je souhaitais vous dire, c'est que ces hommes, en compagnie de Fermi, Pauli, Dirac et Broglie, c'est-à-dire ces astres de première importance de la physique moderne, étaient presque des jouvenceaux au moment de réaliser leurs découvertes révolutionnaires, à l'aide de la théorie des « quanta ».
Homme 2°. — Et en ce qui concerne la guerre… ?
Homme 1°. — Nous parlerons de la guerre un autre jour. Laissez-moi maintenant vous dire ceci : l'aventure (considérez ce mot, qui n'est pas de moi mais d'Einstein), l'aventure par laquelle ces mystérieusement jeunes physiciens déterminèrent l'architecture de l'atome, l'aventure par laquelle ces jeunes inventèrent des appareils pour bombarder physiquement un atome, n'a été décrite par aucun romancier. Prenons le roman moderne. Disons Huxley…
Homme 2°. — Vous n'allez pas penser du mal de moi ?
Homme 1°. — Je sais ! Vous allez dire que vous n'avez pas pu finir Contrepoint, que c'était d'un épouvantable ennui…
Homme 2°. — Extraordinaire ! Comment avez-vous deviné ?
Homme 1°. — C'est un phénomène qui touche toute personne honnête avec elle-même. Bien. Je voulais en arriver là. Alors que le roman moderne a essayé de déterminer les plus subtiles mouvements atomiques de l'âme de personnages quasiment immobiles dans l'espace de la vie romanesque, les physiciens modernes, tentant de déterminer l'architecture de l'atome, immobile lui aussi dans l'espace sans espace, ont eu des aventures matérielles dont la répercussion dans le monde physique a eu des conséquences qu'aucun romancier n'est encore parvenu à décrire, ni même a essayé de le faire. Et ces conséquences sont aussi énormes que de passer du système ptoléméen au copernicien.
Homme 2°. — Des espèces de procédés sans description ?
Homme 1°. — Est-ce que vous avez lu Das Gänsemännschen – L'homme aux oies ?
Homme 2°. — J'en ai entendu parlé.
Homme 1°. — C'est le seul roman vraiment original écrit depuis 1909.
Homme 2°. — Les raisons ?
Homme 1°. — Le personnage central est un compositeur de musique, dont les sentiments s'agitent relativement à sa profession. Quand sa femme qu'il aime meurt, il ne souffre pas comme les autres hommes ; mais par le biais d'une atonie terrifiante, « il comprit subitement la beauté dissonante du triton ». Disons que chaque état spirituel, dans ce roman, se réfère à un agencement de sons. Mais son auteur, Wassermann, n'a pu manipuler cette technique personnelle que parce qu'il connaissait la musique.
Homme 2°. — Vous allez évoquer le paradoxe…
Homme 1°. — À nouveau vous visez juste. Le roman actuel manque d'aventures car le romancier professionnel, bien que cela semble un paradoxe, manque de profession. L'aventure, au sens le plus largement humain, est de « comprendre la beauté dissonante du triton » au moment même où meurt la femme adorée, ou de découvrir le moyen de soustraire un électron à un atome d'hélium, au moment même d'embrasser une jeune femme… L'aventure, pour résumer, est la connexion du professionnel et de l'émotionnel ; relativité merveilleuse, inconnue jusqu'ici par les fabricants de rêves et d'aventures.