Baskets gecko-scratch : dérapages incontrôlés

Publié le 22 avril 2008 par Anne-Caroline Paucot

La nuit, les immeubles tremblent sous les pas des free runners. Les dégâts s'accumulent, les accidents se multiplient. En ligne de mire : un produit meurtrier nommé désinfector. Entre jeunes et industriels, la guerre est déclarée. Reportage sur terrain glissant.

Lueur orangée des réverbères, parfum de pollution parisienne. Trois ombres filent sur les murs, s'élancent dans le vide urbain. Ben, Suzy et Ichigo , un groupe de free runners, défient les lois terrestres dans un ballet risqué et illégal.

3h du matin, Ministère de l'économie, des finances et du social. Ichigo, 15 ans, prend la pose sous l'imposant bâtiment qui enjambe la Seine. La tête en bas, semelles et gants scratchés au béton, il attend que ses drones volants le filment. Les vidéos d'acrobaties urbaines cartonnent sur le réseau depuis les débuts du free running, à la fin des années 90. Ce sont les témoins muets des évolutions technologiques de ce sport extrême.

« Tout a changé en 2038avec les baskets Gecko-scratch de Spike® », lance Suzy, essoufflée, à la traîne, comme toujours. Elle passe une main sous sa semelle et explique : « Les millions de nanofibres imitent les soies du gecko. Ça adhère à tout ! » Son visage se renfrogne : « Mais pour les décrocher, il faut faire une mini glissade. Galère… ». Le plus galère reste la production de soies biomimétiques capables d'égaler les performances du gecko : adhérence sur surfaces rugueuses, humides et sales. Il faut assembler atome par atome des fibres dix mille fois plus fines qu'un cheveu. Le but : augmenter la surface pour décupler les forces de Van der Walls, les forces d'attraction entre molécules. On obtient ainsi un tapis de fibres, qui « collent », sans colle.

« La vermine, c'est nous ! »

4h environ, rive gauche. Le casse-cou Ichigo dérape sur une vitre d'un 25ème étage. Mort assurée. Mais sa chute est aussitôt ralentie. Sur le sol, une sorte de dessous de verre. Quelqu'un a lancé un coussin diamagnétique. Quelqu'un, c'est Maéva, jeune femme discrète qui suit le groupe en roller. Des pluies de chiffres défilent sur les lentilles de ses implants infrarouge : vitesse, altitude, glycémie, rythme cardiaque… Bref résumé de la situation de ses trois compagnons. Maéva est leur ange gardien.

Instant de silence. Ben, le leader tranquille de la bande, passe la main sur un carreau. Il la retire poisseuse et imprégnée d'une odeur d'essence. Il gronde : « Encore ce liquide pourri. ». Le produit meurtrier se nomme « désinfector ». Commercialisé par VUSA®, Vunivandi & Sagertis, il est sensé être « le remède miracle contre le calcaire, les pluies acides et la vermine ! ». Seulement, pour Suzy : « La vermine c'est nous. On met pas des nanosphères de carbone dans un insecticide. ». Nanosphère… L'arme ultime pour briser l'adhérence des baskets Gecko-scratch. « Ça les blaze qu'on piétine leurs fenêtres. » Résume Ichigo, à peine secoué. La rage au coin des lèvres, il ajoute : « Ce truc tue… ».

7346. D'après le Ministère européen de l'intérieur, le free running est responsable de 7 346 décès ces trois dernières années. Selon le collectif H2, Halte à l'Hécatombe, les chiffres avoisinent les 10 000 et leur principal fournisseur se nomme désinfector. Un massacre discret, une indifférence générale. Après tout, le free running est illégal.

Pendant que Maéva signale le bâtiment miné sur le net, Ben scratch un micro appareil sur le béton. La bombe à ultrason commence à vibrer et les fenêtres à trembler. Les free runners se dispersent. Vacarme de centaines de vitres, qui volent en éclats et se brisent sur la chaussée. Personne ne se retourne. La course est terminée. La guerre est déclarée.