« Le plus grand monastère du Tibet » est en restauration – il en avait besoin depuis sa fondation en 1416 et surtout depuis les saccages de la Révolution. Vers 1650 il abritait même plus de dix mille moines et était le centre religieux de tout le Tibet. Il reste aujourd’hui près de 500 moines. Son nom signifie « monceau de riz ». Les chortens de trois dalaï-lamas sont dans ses murs. Le monastère contient des peintures très fines dans la chapelle du Maître. Elles semblent bien trop fraîches pour n’avoir pas été refaites il y a peu, mais le dessin fait preuve d’un grand professionnalisme. Par les fenêtres extérieures nous parviennent des bruits de querelle.
Descendus dans la cour empierrée et ombragée d’arbres, nous tombons en plein débats théologiques – au pluriel. Ce sont les fameuses disputes des collèges (tratsang) analogues à nos « thèses » du moyen âge où chacun à tour de rôle défend une position morale ou philosophique dans les règles de l’art oratoire. Les moines sont ici par groupes de quatre ou cinq. Tous sont assis sauf l’un d’eux, debout, qui expose sa thèse en se dandinant d’un pied sur l’autre ou faisant quelques pas, concluant chaque argument d’un fort claquement de mains au nez de ses contradicteurs. C’est pour nous un spectacle, à mi chemin du théâtre de rue et du kata d’arts martiaux. Les moines les plus jeunes se forment ainsi en écoutant leurs aînés, comme ce moinillon d’une douzaine d’années dont l’attention se relâche et qui me lâche un sourire.
La cuisine du monastère est vaste et sombre comme une grotte. D’énormes chaudrons sont posés au sol comme s’il fallait nourrir un régiment. Ce devait être le cas autrefois. Aujourd’hui cet antre de Vulcain est bien délabré. Le sol est gras, à peine nettoyé, les machines au rebut sont simplement repoussées dans un coin et se couvrent lentement de poussière.
Le temple principal est une forêt silencieuse de piliers rouges, couleur de sang séché. 50 m sur 36 m, 183 statues ! Des peintures animent les murs, colorées pour compenser la semi-pénombre, scènes de la vie de Bouddha et des principaux bodhisattvas. Les Tibétains représentent les mondes des dieux et des hommes, des monstres à têtes d’animaux, des esprits affamés, des spectres de la mort et des incarnations humaines de compassion. Ces états permettent à toutes formes de l’existence de se libérer de leurs limites et de se réunir dans une vie supérieure qui les contient toutes. Des statues de terre dorées trônent, adorées par des lampes à beurre dont la lueur tremblotante fait presque vivre leurs traits et leur confère un air mystérieux. L’odeur qui flotte a une lourdeur toute religieuse et participe à l’étouffement de l’esprit général du lieu lorsqu’il est vide. Est-ce cela le recueillement ? Je suis plus à l’aise dans les ermitages d’altitude. Passent des Chinois sans gêne bousculant l’étranger et parlant haut, comme d’habitude.
Quelques Tibétaines enchinoisées tentent quand même la grande prosternation pour se propitier les divinités peut-être à l’affût ici. Elles n’ont du bouddhisme tibétain qu’une vue superficielle, tout extérieure. Elles n’ont pas compris que le bouddhisme était surtout une éthique, une règle de vie avec trois règles : s’abstenir de tout comportement nuisible ; épanouir ses qualités humaines d’intelligence, de volonté, de cœur, en harmonie ; œuvrer dans l’intérêt de tous. L’on parvient alors à une perception juste du monde et de soi, l’on ne reste pas dans les ténèbres de l’ignorance et de la crainte superstitieuse - tout le contraire justement du comportement de ces femmes. La lutte contre l’attachement, qui ne procure que souffrance, n’est pas tomber dans l’indifférence pour autant, en raison de la sympathie pour les êtres. Suivre la voie “du milieu” est le fait d’une perception réaliste des choses (pas d’idéalisme béat), d’une volonté de comprendre les choses et les êtres (les sauvages ne sont jamais « bons », ils sont ignorants), sans nier les désirs qui procurent du plaisir et les mouvements du cœur qui relient aux hommes, aux animaux, aux plantes. C’est la recherche (jamais terminée) d’une harmonie universelle où l’on trouve sa place individuelle et où l’amour n’est jamais possession mais désir de voir les êtres (tous les êtres) heureux.
Justement, à l’extérieur trois gamins tout nus se baignent au soleil dans un trou d’eau glauque. Leurs rires clairs éclatent comme l’eau jaillit dans leurs plongeons. Ils sont un concentré de joie pure et de plaisir tout terrestre qui m’apparaît comme bien plus religieux que tous ces temples vides ou ces moines disputant. C’est cela aussi, le Tibet.