Pourquoi ne pas tirer un autre parti de ces moments – de plus en plus longs – de nos trajets quotidiens en voiture ? Les cas recommandables d’un covoiturage bénéfique et des conduites de nos enfants à l’école exceptés, si nous ne pouvons qu’être seuls, rien ne nous empêche d’aménager ce temps de manière positive.
Il est tout de même d’autres pensées à agiter dans nos têtes que la comparaison entre la durée de la veille et celle du jour, l’état fluctuant du réseau routier, la présence éventuelle de contrôles, la vision peu ragoûtante d’un doigt dans le nez du conducteur voisin au feu rouge…
Oublions aussi ces pensées rageuses et agressives face aux manquements au code de la route, aux indélicatesses, à l’oubli de la simple politesse, base d’une vie en commun, mais qu’un relatif anonymat dans l’habitacle de la voiture libère en pensées, en paroles et parfois en gestes. Outre que ces pensées sont dangereuses et provocatrices, cela est parfaitement inutile ! « Au volant, n’importe qui devient un chef, » notait Jean Yanne « soucieux d’imposer la justice, sa justice, aux autres conducteurs… Les complexes se défoulent, les fantasmes se rentrent dedans à cent à l’heure. »
La voiture peut devenir tout autre chose : un lieu de réflexion. Certes ce ne sera ni une église, ni le jardin calme d’un monastère, mais un lieu à aménager pour soi ; laissant une partie du monde extérieur se débattre sans nous derrière les vitres ! Dans « La première gorgée de bière » Philippe Delerm écrit : « La voiture est étrange : à la fois comme une petite maison et comme un vaisseau spatial. » C’est tout à fait cela ! Le vaisseau spatial convient dans la mesure où il faut évidemment continuer à le piloter. On peut s’abstraire du reste mais pas de la conduite du véhicule. C’est dire si toutes les activités ne sont pas conseillées. En premier lieu sans doute, la conversation téléphonique, même en écoute « mains libres », même en dialogue par l’oreillette, parce que cette discussion-là sera aussi rythmée par l’interlocuteur, qui ne peut savoir si vous devez ralentir, dépasser, éviter une moto, vous arrêter devant un passage pour piétons…
Mon conseil ? La pensée ! Pas solitaire, ou alors d’une certaine façon en jouant sur les mots, mais avec soi-même. Pour y arriver le mieux possible, certains préfèrent le relatif silence (les coups de frein, le klaxon, les moteurs…), d’autres une musique de fond. C’est mon cas. Je choisis avec soin les bandes originales du film de mon trajet. (Et entre parenthèses (je le fais et je l’écris), c’est dire que je comprends souvent les jeunes passants et leurs baladeurs (les Ipod), dont la musique embellit, modifie, accentue le fond sonore de leurs déplacements en ville) Mon choix est éclectique. Il peut changer en cours de route, poussé par la dérive de mes réflexions. De plus en plus, mais je sais que c’est l’avancée en âge et en expérience qui m’y pousse, la musique dite classique est au menu : de Jean-Sébastien Bach aux constructions mathématiques jusqu’au romantisme de Frédéric Chopin, des Gymnopédies d’Erik Satie aux divins motets de Claudio Monteverdi. Mais le jazz aussi m’inspire : Brad Mehldau au piano dans Elegiac cycle, mon fiston si doué Stéphane Mercier dans tous ses albums, le Brésil avec Alcione ou Caetano Veloso, la Worldmusic et plus encore avec Nara Noïan… Je garde la chanson pour une écoute plus attentive, car mêlée de souvenirs et d’émotions, et je garde aussi par exemple des plages de Buddha Bar pour faire le vide dans une joyeuse volupté rythmée !
Mais ces pensées qui naissent alors dans la voiture, suscitées par la musique, quelles sont-elles ? En général, elles me proposent de faire le point, de mettre de l’ordre dans ma vie. Ce n’est pas rien ! Les sujets existentiels s’imposent très vite, au-delà des préoccupations les plus accidentelles (les rendez-vous, les articles, le roman en cours, les conférences, la prochaine tournée …) : le sens de la vie et de la mort, la plénitude de l’amour, la famille, les autres, la bonté à tenter de conserver malgré l’injustice, les désillusions, la médiocrité apparente du monde.
Oui, la bonté était mon dernier sujet de méditation. Dans « Le territoire des barbares », Rosa Montero écrit : « Nous avons si peu l’habitude de la bonté que nous la confondons, en général, avec l’idiotie. » C’est aussi un thème abordé par Amélie Nothomb dans « Les catilinaires » : « La vraie générosité est celle que personne ne peut comprendre. Dès que la bonté rentre dans le domaine de l’admirable, elle n’est plus de la bonté. » Ainsi, tout en songeant à la bonté, défilent les panneaux qui indiquent les différentes sorties de l’autoroute, les carrefours dont les feux devraient nous enseigner la patience, les limitations qui pourraient nous aider à la discipline et à la prudence.
Reste enfin à sortir du cocon et à mettre en pratique les conclusions de son questionnement. Comme à la sortie de toute conversation intéressante, à la dernière page refermée d’un livre captivant, après la dernière note d’un grand concert, passé la porte d’une exposition passionnante… Au fond, tout ce qui fait appel à ce que nous avons de meilleur en nous.
Les premières voitures à la mer !