De Tryphon Tournesol ŕ Ariane, sans langue de bois.
De temps ŕ autre, un livre consacré ŕ l’aéronautique ou ŕ l’espace sort du lot et mérite une attention particuličre. C’est le cas, de toute évidence, de ŤL’Espace en quelques motsť d’Eric Dautriat (Le Cherche Midi). Un ouvrage inclassable et, surtout, rafraichissant qui, fait exceptionnel, traite de l’espace tout ŕ la fois avec une grande compétence (Daudriat est un ancien dirigeant du CNES) et une liberté de ton malheureusement trčs rare dans un milieu largement dominé par des passionnés dépourvus de recul par rapport ŕ l’actualité ou encore insensibles au rapport coűt/résultats franchement désastreux de nombre de grands programmes.
La grande majorité de nos confrčres spécialisés, dans leurs articles, dans leurs bouquins, montrent une grande complicité avec les principaux acteurs de leur terrain d’action. Ainsi, ils appellent les astronautes par leur prénom, tutoient nombre d’industriels, défendent aveuglément des initiatives qui ne le méritent pas. D’oů la nécessité de démythifier nombre d’affirmations gratuites, ce qui est rare, voire exceptionnel.
Un exemple de taille, l’ISS, alias station spatiale internationale, imaginée dans les années quatre-vingt par d’administration Reagan, opération américano-russe rejointe par l’Europe, conçue dans l’euphorie post-Apollo 11, qui a finalement coűté plus de 100 milliards de dollars, sept fois le budget initial, pour un résultat qui n’a rien ŕ voir avec ce qui avait été annoncé. Cela, Dautriat l’écrit, l’explique : Ťsi l’on observe un peu froidement l’usage réel de la Station, on en revient ŕ constater que l’essentiel de l’activité des astronautes consiste ŕ faire des expériences de biologie en microgravité, soit directement sur eux-męmes, soit sur une faune variée qui va des paramécies aux souris blanchesť. En clair, on est trčs loin de la notion fondatrice d’exploration : Ťenverrait-on des hommes dans la Station pour lui permettre de rester habitable ?ť
Les pages consacrées ŕ Korolev et von Braun sont savoureuses. Le nom du premier, véritable héro national soviétique (mais qui avait connu les camps de Sibérie) est resté secret jusqu’ŕ la perestroďka. Le second, qui a mis les Américains sur la Lune, avait eu une premičre vie au cœur du IIIe Reich nazi. La tristement célčbre V2 conçue ŕ Peenemünde, a été produite par les déportés du camp de Dora : Ťle travail sous-terrain qui leur était imposé a compté parmi les pires barbaries de l’Allemagne nazieť. Bien sűr, personne ne l’ignore mais il est généralement de bon ton de ne jamais y faire allusion. Les premiers intéressés ont de la mémoire, reconnaissant volontiers les grands mérites techniques de von Braun mais se rappelant ŕ son souvenir au moment oů il terminait sa carričre au sein de la NASA.
Le chapitre tout simplement intitulé ŤTriphonť est plus léger mais habilement tourné : Ťles premiers hommes sur la Lune, ce sont bien eux, Tintin, Milou et leurs compagnonsť. Un sympathique hommage ŕ Hergé et au savant sourd qui a permis leur exploit, Triphon Tournesol. De męme que Dautriat évoque en termes justes le lanceur européen Ariane, une opération d’ingénieurs, certes, mais soutenue par une ambition politique. Et, bien loin de Kourou, le lecteur croise également Saint-Exupéry. Certes, la conquęte de l’espace n’a pas eu son Saint-Ex mais Ťon peut évidemment rétorquer que Saint-Exupéry avait déjŕ écrit l’histoire de l’aventure spatiale avec son Petit Prince, dont l’étrange plančte reste encore non pas ŕ conquérir, bien sűr, mais ŕ découvrir. C’est sűrement un astéroďdeť.
Retour aux astronautes, par exemple Buzz Aldrin. Certes, Neil Armstrong fut le premier ŕ fouler la surface lunaire, c’est lui qui tenait l’appareil et c’est l’image d’Aldrin qui est passée ŕ la postérité. Sensible ŕ la célébrité, il a éprouvé de sérieuses difficultés ŕ gérer les retombées médiatiques de cet immense exploit.
On retiendra aussi les pages mordantes consacrées ŕ Galileo. ŤEn Europe, tout est compliqué, d’autant qu’il s’agit lŕ, de façon trčs emblématique, d’une initiative de l’Europe politique, c’est-ŕ-dire de l’Union, représentée par la Commission, et non, comme ŕ l’ordinaire, de l’Europe technique et intergouvernementale de l’Agence spatiale européenne qui n’en est, cette fois, que le bras opérationnelť.
Dautriat souligne également que l’usage militaire de Galileo est en principe exclu, en raison de l’opposition du Royaume-Uni, Ťposition qui reflčte celle du grand frčre étasunienť. Et de rappeler que ce dernier tenta de toutes ses forces d’empęcher le lancement du programme de GPS européen. S’il fallait ne retenir qu’un exemple pour souligner que la maîtrise de l’espace est une question essentielle de souveraineté, ce serait celui-lŕ. Et, grâce ŕ ce pavé dans la marre, Dautriat contribue ŕ sauver l’honneur du Vieux Continent.
Pierre Sparaco - AeroMorning