Ce texte a été rédigé dans le cadre du cours d’anthropologie « Cultures populaires du monde » à l’Université de Montréal à l’hiver 2013. Pour les nostalgiques de Soul Train, mais aussi pour les néophytes, un bref exercice d’analyse du phénomène et de ses nombreuses reprises à travers les années.
Le recyclage en culture, entendu comme la reprise de matériaux existants, n’est ni le propre de l’époque postmoderne, ni celui de notre culture occidentale. En effet, il participe de toutes les cultures, à commencer par celles de «régime oral» (Mariniello, 1996 : 7). Or, la réflexion et surtout le discours qui l’entourent constituent un trait distinctif de notre société; le présent texte s’attardera justement à définir et à analyser ce concept de recyclage en regard d’une manifestation de la culture populaire. Plus précisément, je partirai de ce concept pour introduire celui de versioning qui s’inscrit dans le même esprit mais s’applique davantage au phénomène culturel dont je discuterai, à savoir la dance line popularisée par l’émission américaine Soul Train. J’expliquerai comment cette dance line incarne le versioning à deux niveaux : d’abord dans son déroulement propre, ensuite dans les multiples versions qui en ont été proposées tant dans des productions audio-visuelles professionnelles (sitcom, film) que dans des situations impliquanr le grand public (vidéos amateurs).
Du recyclage et versioning
Le recyclage en tant qu’utilisation de matériaux du passé ne doit pas être envisagé comme une répétition de l’identique (Moser, 1996 : 29) ni une transmission, mais plutôt comme un processus de transformation (Méchoulan, 1996 : 60) vu la relecture et le changement de contexte que subissent les éléments empruntés. Il peut s’agir d’un acte de nature critique, mais aussi d’une démarche de constitution identitaire en ce qu’il y a réactivation volontaire de matériaux culturels prédonnés (Moser, 1996 : 45). C’est l’intention derrière le geste qui influence d’ailleurs la portée du recyclage, ce dernier pouvant autant conférer une valeur, voire une certaine autorité à un produit culturel, que donner lieu à sa banalisation (ibid. : 43). Cette définition que je propose se concentre par ailleurs spécifiquement sur le contexte culturel postmoderne et occidental, où différents facteurs historiques et économiques tels que la marchandisation des produits culturels, la production et reproduction industrielle des objets d’art, la technologisation ainsi que la mondialisation auraient favorisé l’émergence de cette pratique (ibid. : 35-38). Par un survol de la littérature scientifique, il apparaît que ce concept a plus souvent servi des chercheurs du domaine des études littéraires que de l’anthropologie à proprement parler, le recyclage pouvant alors faire référence à des techniques telles que la réécriture et l’intertexualité notamment (1). Cependant, d’autres concepts analogues ont été repérés et l’un d’eux apparaît particulièrement opérationnel pour étudier Soul Train dans une perspective anthropologique. Il s’agit du concept de versioning, développé en cultural studies et fort approprié à l’étude de phénomènes à caractère musical (Hebdige 1987, Levay 2005, Lysloff 1997, Rao et Sedlaczek 2012). Dick Hebdige en est l’un des principaux défenseurs et propose ce terme en regard des musiques afro-américaines et caribéennes qu’il considère bâties sur le principe de la reprise de matériaux pré-existants chaque fois reformulés dans une nouvelle version. La technique du cut’n’mix, c’est-à-dire la réutilisation de séquences musicales que l’on remixe (2), en est un bon exemple; ce n’est plus la source ici qui importe, mais bien la nouvelle œuvre et, par le fait même, les nouvelles «connexions» que cet acte provoque. De plus, pour les cultures afro-américaines et caribéennes, c’est la voix collective qui a préséance sur la voix individuelle. Ainsi, le versioning repose sur un principe démocratique où personne n’a le dernier mot, chacun étant invité à contribuer (Hebdige, 1987 : 14). Pour évoquer quelque chose, il faudrait donc d’abord invoquer (3), faire appel à la «voix» de quelqu’un d’autre comme à un outil pour appuyer, alimenter ce que l’on cherche à dire soi-même. D’ailleurs, si la réutilisation d’un matériau pré-existant semble pour plusieurs un acte dépourvu d’originalité, Hebdige défend quant à lui la puissance, le pouvoir de cette «répétition» (ibid. :15). En somme, le versioning se présente comme une sorte de dialogue entre l’individu et la collectivité: le premier emprunte à la seconde un matériau, en façonne une nouvelle version qu’il renvoie aussitôt dans l’espace collectif où d’autres individus pourront à leur tour en proposer des interprétations personnelles. Ces notions de «version» et d’aller-retour entre les dimensions individuelle et collective sont précisément les aspects que la Soul Train line semble illustrer de manière convaincante. À travers quelques vidéos dénichées sur Internet, je pourrai analyser brièvement ce phénomène culturel.
À chacun sa Soul Train line
Soul Train est une émission américaine créée au début des années 1970 par l’animateur et producteur Don Cornelius dans la ville de Chicago. En ondes pendant plus d’une trentaine d’années, ce programme télévisé s’articulait autour de la culture afro-américaine (4), recevant les James Brown, Michael Jackson, Marvin Gaye de ce monde en performance, tout comme des artistes blancs dont le public ralliait des membres de la population noire américaine – Elton John et David Bowie par exemple (Austen, 2005 : 102). Soul Train faisait une place de choix à la danse, en témoigne la popularité de sa troupe de danseurs (5). Le succès de cette émission est sans conteste, et beaucoup de branding en a découlé: le label Soul Train Records, les galas Soul Train Music Awards et Lady of Soul Train Awards, etc. À chaque fin d’épisode, une dance line était constituée: des couples de danseurs défilaient en direction de la caméra entre deux lignes parallèles de participants (6). C’est ce segment de Soul Train qui m’intéresse en ce qu’il représente bien le versioning et ce, à plusieurs niveaux d’analyse.
D’abord, la dance line incarne elle-même ce concept en ce que chaque participant est appelé à proposer sa propre version de cette grande chorégraphie collective.
Tous empruntent le même itinéraire, défilant d’un bout à l’autre de la haie d’honneur formée par les autres danseurs. Leurs mouvements sont parfois clairement identifiables, appartenant à une «tradition» distincte telle que le locking ou le popping (7), ce qui constitue en soi un autre exemple de versioning. Tous les participants ne sont pas forcément des professionnels, confirmant dès lors la dimension dite démocratique de ce concept. La dance line incarne également la puissance de la répétition dont parle Hebdige, car malgré son déroulement hautement répétitif et sa réapparition à chaque fin d’épisode, elle constitue l’une des composantes les plus populaires de Soul Train. Ses nombreuses occurrences dans des productions audio-visuelles professionnelles ainsi que dans des contextes privés en témoignent, et il s’agit d’ailleurs du second niveau d’analyse.
Parmi les versions de la Soul Train line qui ont été proposées au sein d’autres productions culturelles que l’émission originale, deux seront discutées. D’une part, le sitcom The Fresh Prince of Bel-Air, mettant en scène une famille noire américaine, a réalisé un épisode où les personnages assistent à un enregistrement de Soul Train.
Will ‘’The Fresh Prince’’ Smith (incarné par Will Smith) et Carlton Banks (Alfonso Ribeiro) s’exécutent dans la dance line, mais cette performance tient de la parodie par la petite compétition qui se dessine entre les deux garçons, ce qui est complètement absent de la dance line habituelle. Carlton commande même un changement de musique avant d’exécuter un numéro haut en couleurs et en versioning (ne serait-ce qu’avec sa référence explicite à Michael Jackson et son célèbre moonwalk).
D’autre part, le film Charlie’s Angels 1 a également réutilisé la dance line dans une scène de boîte de nuit où le personnage de Cameron Diaz se retrouve sous le feu des projecteurs.
L’auditoire est quasi exclusivement constitué de Noirs qui regardent Cameron Diaz avec étonnement, voire indifférence. Son copain, autre rare individu blanc dans le club, semble être le seul à apprécier sa performance pendant un long moment avant que tout le monde ne se laisse prendre au jeu. Cette caricature d’une rivalité où les Blancs sont souvent dépeints comme de piètres danseurs devant les Noirs invariablement doués n’a rien de bien nouveau, mais elle s’avère efficace pour souligner l’écart entre l’origine de la dance line (symbole de la culture afro-américaine) et cette version mettant en vedette une Blanche (8).
Pour terminer, des dizaines de vidéos amateurs témoignent de la popularité de la dance line dans l’espace public: mariages, clôtures de concours de danse, rassemblements populaires en l’honneur de Don Cornelius (l’animateur de Soul Train), tentatives de records guiness… ce phénomène culturel a fait l’objet de centaines de versions différentes.
Dans tous les cas, le caractère collectif de cette danse s’illustre, mais c’est un collectif qui met à contribution la «voix» de chacun. Ainsi, il semble juste de considérer Soul Train et sa dance line comme un exemple efficace du concept de versioning – sorte de variation de notre idée initiale de recyclage. Qu’il s’agisse de la chorégraphie elle-même ou de ses nombreuses re-contextualisations, il est toujours question d’«invoquer» un ou des élément(s) culturel(s) préexistant(s) pour «évoquer» (9), et ce, avec une force sans cesse renouvelée.
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1. Voir les ouvrages Recyclages. Économies de l’appropriation culturelle (1996) et Recyclages culturels / Recycling Culture (2003). Détails en bibliographie.
2. Cette technique est notamment développée dans le hip hop, alors que les DJs font usage de différentes séquences pré-existantes qu’ils fusionnent (Hebdige, 1987 : 136-148).
3. «In order to e-voke, you have to be able to in-voke» (Hebdige, 1987 :14)
4. «So what you see in the ‘70s is this emergence of an aspect of African-American culture that for the first time is not interested in crossing over or being necessarily embraced by the mainstream.», propos de Todd Boyd, professeur en critical studies au USC’s School of Cinematic Arts (Chagollan, 2010 : s.p.)
5. «the dancers (known as the Soul Train Gang) were the stars and the reason Soul Train had no competition.» (Austen, 2005 : 101)
6. «…couples boogied toward the camera flanked by two parallel lines of dancers, showing off moves like ‘’the bop’’ and ‘’the cold duck’’.» (Austen, 2005 : 98, 99)
7. Il s’agit de deux types de danse urbaine.
8. Rappelons d’ailleurs que Soul Train a été au cœur de certaines controverses, notamment par sa rivalité avec l’émission American Bandstand, une production «blanche». (Austen, 2005 : 100)
9. Voir Hebdige, 1987 : op.cit.
Bibliographie
Austen, Jake. 2005. TV a-go-go : rock on TV from American Bandstand to American Idol. Chicago : Chicago Review Press.
Chagollan, Steve. 2010. « ‘Soul Train’ rode the express for black culture ». Variety. [http://variety.com/2010/music/news/soul-train-rode-the-express-for-black-culture-1118023672/]. tel que consulté le 24 mars 2013.
Gafaïti, Hafid, Mairesse, Anne et Michèle Praëger. 2003. « Recyclages culturels : principe et pratiques ». in Recyclages culturels / Recycling Culture : 9-13. France : L’Harmattan.
Hebdige, Dick. 1987. Cut ‘n’ Mix. London & New York : Comedia.
Levay, William J. 2005. « The Art of Making Music in the Age of Mechanical Reproduction : The Culture Industry Remixed ». Anamesa. 21-38.
Lysloff, René T.A. 1997. « Mozart in Mirrorshades : Ethnomusicology, Technology, and the Politics of Representation ». Ethnomusicology. 41-2 : 206-219.
Méchoulan, Éric. 1996. « L’impératif de la mémoire : production et recyclage culturels ». in Recyclages. Économies de l’appropriation culturelle : 55-64. Montréal : Éditions Balzac.
Moser, Walter. 1996. « Le recyclage culturel » in Recyclages. Économies de l’appropriation culturelle : 23-53. Montréal : Éditions Balzac.
Rao, Asha et Yvonne Sedlaczek. 2012. « Calypso in the Carribean : A musical metaphor for Barbados ». International Journal of Cross Cultural Management. 12 : 315-327.