© Baptiste Gasser, Neige froide lambeaux
- IKEA in Love –
Préambule
« Douleur versus Douceur. De mes yeux bleus comme deux ventres creux…»
Suffoque. Je suffoque. Tout hurle en moi quand l’aube me réveille. J’entrouvre les lèvres, les remue comme pour signifier que, – mais aucun son ne s’échappe. Les yeux fixent l’embrasure de la fenêtre qui me sépare du ciel. Les nuages semblent se foutre grandement de leur trajectoire comme de leur disparition prochaine de mon champ de vision. Ton image traverse ma conscience. Je me dis Toi, tu es comme un nuage.
Je me souviens que j’aime particulièrement le poème liminaire du Spleen de Paris.
Baudelaire ouvre son recueil sur sa définition du poète : un gadjo un peu barge et en marge. Calme, il affirme son
rejet de toutes les conventions sociales, ces liens artificieux du monde séculaire, incarnés en la sainte triade, famille-argent-patrie. « L’Etranger ». Titre du poème comme il est titre de noblesse
du poète, créature orpheline, au-delà, génial créateur
– hors-norme. Chaque fois qu’il resurgit, ce texte m’apparaît comme une
invitation toute personnelle à m’évader – nécessairement – en douceur.
« J’aime les nuages…les nuages qui passent…là-bas…là-bas…les merveilleux nuages !
»
Comme je me sens viscéralement étrangère, je
répète quelquefois cette profession de foi poétique car tout y est douceur, de la sonorité des
mots simples qui la composent à la formulation elle-même, parole magique soufflée, censée m’apaiser lorsque le spleen m’accable. J’entrouvre les lèvres, les remue, signifie que. Dans ces moments-là, mes yeux sont alors meurtris
de fatigue d’avoir tant pleuré. Je suis littéralement ravagée. Ce qui reste de mes yeux, encore
traqué, lentement dévoré par la lumière diurne. Elle, foncièrement cruelle, excitée de fondre sur ma peine,
révèle ma solitude stupide à la face du petit monde qui se retire en douce du décor. C’est insupportable. Alors,
j’imagine que ma trajectoire bifurque, que je quitte ma vie et mon corps, sans regret. Résistant à toute tentation du
regard en arrière, laissant mon imago jaunir comme un vague souvenir néfaste sur lequel chacun évitera de se
retourner. Evanescente, je suis foulée aux pieds par inadvertance, et c’est aussi bien. Je n’existe plus, orchestrant mon absence. N’importe où ailleurs, plutôt que là. Douceur d’un piège douloureux lorsque ton image traverse ma conscience.
Manifestement, j’essaie de retenir, factuels dans
ma mémoire, le contact de tes lèvres, les modulations de ta voix,
l’amplitude précise de tes gestes, la verticalité de ton souffle. J’essaie d’onduler le miroir de mes
souvenirs, de retenir et fixer les allées et venues du chat – drôlatique, fébrile, si
surprenant, rappelle-toi ! – entre ton corps et moi sur l’écran des nuages, des merveilleux nuages.
J’essaie de retenir mes mains qui veulent briser mes mains, ma gorge qui
voudrait vomir mon âme, mon corps entier qui voudrait se rompre, enfiévré de souffrances, identique à Job dont le
pauvre crâne est infesté par la vermine, le corps épuisé, le col déchiré, me recouvrir de cendres, gesticulante,
attendre ma fin sur le bord d’un quelconque trottoir, hurler confidentiellement comme marmonnent les fous qui mangent et recrachent aussitôt les mots, et auxquels – misère – on pardonne tout. J’essaie de retenir mes mains qui veulent m’arracher à moi-même quand la vie – encore, putain – m’arrache, le cœur. C’est insupportable.
Vivre. C’est insupportable.
Exploser. Vivre !
Avec mes yeux de vitre cassée, je n’interroge plus le ciel mais, je me raconte
des histoires de neige, forte, froide et insensible, qui déborde des
nuages. Et je survis, sur le sillon de ces mêmes nuages. Des
merveilleux nuages ! dont l’exaltation douce ne parvient pas à apaiser ma douleur à l’approche
perfide du crépuscule. Le long chemin que j’ai entamé pour ne pas m’effondrer sur le bord d’un quelconque trottoir
m’épuise, tu sais. Et il fait déjà tellement nuit, et tellement froid ! Et pas le moindre chat à l’horizon… Je voudrais être raisonnable, aimer ma famille, ma patrie, l’argent. Mais moi, extraordinaire étrangère, j’aime ce qui flatte l’imagination, s’effiloche sous les hurlements du vent et fait des promesses en l’air.
Je chuchote C’est toi que j’aime. Toi. C’est insupportable.
Sur le bord d’un trottoir quelconque, je me raconte obscurément des histoires
de neige, forte, froide et insensible. Je suffoque en douceur. Les nuages ne s’arrêteront pas.