Au moment de la sortie de Dreamfall, il y a environ un an, Erwan Cario s’est fait incendié par certains joueurs dans son blog parce qu’il parlait du plaisir qu’il avait eu à jouer à Dreamfall, que beaucoup ne trouvaient pas suffisamment interactif. Traiter un jeu de film interactif est aux yeux de nombreux gamers l’une des pires insultes qui soit. Inversement, il m’est arrivé plusieurs fois, alors que je présentais In Memoriam en marge de certains festivals de cinéma, qu’on me demande à quoi servaient ces foutues énigmes, ces manipulations complexes et ces jeux placés dans mon film ! Il me fallait expliquer que le plaisir des joueurs n’était pas simplement de regarder une histoire que j’aurais pu résumer à un film de quelques heures (alors que le jeu en fait une trentaine), mais qu’il résidait justement dans la résolution de ces énigmes et les multiples interactions nécessaires pour y parvenir : décryptages de codes, de films, d’images, recherches sur Internet, assemblages de puzzles divers, etc… En gros, d’avoir le sentiment d’être actif par rapport à l’histoire et encore mieux, de faire partie de l’histoire.
Cet équilibre entre narration et gameplay est l’une des questions
importantes à laquelle se sont confrontés un certain nombre de mes confrères depuis 20 ans, de Kojima à Ueda en passant par Chahi ou Cage. Ce dernier établit d’ailleurs une comparaison osée, mais assez juste, entre la structure narrative des jeux
vidéo et celle des films pornos. Selon lui, la majorité des jeux actuels n'accordent au scénario qu'une part infime, l'essentiel du jeu étant occupé par les scènes d'action que Cage assimile aux scènes de sexe du porno : elles ne font pas
avancer l’histoire mais sont là pour assouvir uniquement le plaisir du
joueur.
Longtemps d'ailleurs, les créateurs de jeux vidéo ont eu recours au langage
du cinéma pour étoffer l’histoire entre deux séquences d’action (les
fameuses scènes cinématiques, terme que l’on doit pour l'anecdote à
Paul Cuisset). Certains comme Benoit Sokal y attachent une importance
particulière à tel point que celui-ci n’a pas hésité à reconnaître,
lors d’une table ronde à laquelle je participais, que le jeu vidéo
était pour lui une manière de raconter ses BD de manière animée et interactive, s’attirant au passage des critiques acerbes de certains gamers sur les forums spécialisés. Et pourtant, ce jour là, un frisson était passé pendant la projection de l’une des splendides cinématiques de
Sybéria.
Est-ce à dire que seul le recours aux procédés du cinéma
pourrait apporter aux jeux vidéo cette émotion que de nombreux
créateurs de jeux cherchent à faire passer ?
Un gameplay réussi
serait-il incompatible avec l’idée même de narration ? Les mécaniques
de jeux seraient elles d’autant plus riches et funs qu’elles seraient
débarrassées de toute intention narrative, un peu comme la peinture
abstraite qui, en se débarrassant de l’aspect anecdotique, a réussi à
dépasser en certains points la peinture figurative ?
Vu sous cet
angle, le jeu vidéo aurait plus d’affinités avec la musique et
la peinture qu’avec les arts plus spécifiquement narratifs comme la
littérature et le cinéma ?
Certains confrères, adeptes des jeux
bacs à sable, (voir mon billet précédent) ne sont pas loin de
l’affirmer. Et des chefs d’œuvre de poésie ou d’humour comme Locoroco
ou Animal crossing pourraient leur donner raison. Pourtant les jeux
qui, personnellement, m’ont apporté le plus d’émotion sont ceux dont
le gameplay était soutenu par un scénario digne de ce nom : Tomb Raider, Silent
Hill 2, Ico, Beyond Good and Evil, Zelda Wind Waker, Shadow of the Colossus... (ces noms sont les premiers qui me viennent à l'esprit)
Ces jeux prouvent, s’il en était besoin,
qu’il est possible de marier un gameplay brillant et prenant à une
histoire et un univers riche, sans pour autant avoir recours à
d’interminables cinématiques. C’est dans Shadow of the
Colossus, créé par Fumito Ueda et son équipe, que l'équilibre entre narration et gameplay m’est apparu le plus
abouti.
L’histoire en soi est assez simple. Elle pourrait se résumer en
quelques pages. Pas de quoi donner du grain à moudre aux producteurs
d’Hollywood. Et pourtant, quand on termine le jeu, on a la sensation
d’avoir vécu une véritable épopée. Une épopée qu’on aurait sans doute
du mal à résumer à quelques pages justement, tant elle est riche, et
tant elle prend en compte les actions du joueur, allant même jusqu’à
intégrer dans son gameplay la fatigue physique du joueur (élément
récurrent chez Ueda qui s’ingénie à lier de manière corporelle le
joueur à ses personnages, en ayant recours de manière permanente à la touche R1 pour tenir la main de Yorda dans Ico ou pour agripper la
fourrure des colosses dans Shadow). J’ai été frappé par la façon dont
les joueurs racontaient leur expérience personnelle vécue dans ce jeu.
Malgré une action répétitive (trouver et tuer d’immenses colosses), ils
faisaient référence à tel colosse ou tel autre et, dans leur mémoire,
l’endroit et la façon dont chacun était apparu était unique, comme
était souvent unique la forme d'un colosse, ses points forts et points
faibles, la stratégie qu’il avait fallu mettre en œuvre pour l'affronter avec des moyens souvent rudimentaires. C’est là justement que
nous touchons peut-être à la spécificité narrative du jeu vidéo. Ce qui
compte ce n’est pas le scénario proprement dit, mais l’expérience vécue
par le joueur et sa relation avec l’histoire qu’il est en train de
vivre. Cette expérience donnera d’ailleurs au final de Shadow et à la
résolution de l’intrigue tout son sens. (Souvenez-vous de cette émotion
étrange qui vous étreignait quand les colosses tombaient à terre).
Cette interpénétration du gameplay et de l’histoire fonde ce que
certains appellent le gameplay narratif. Cette notion est à mon sens
essentielle dans l’avenir du jeu vidéo et du statut artistique qu’il
pourra revendiquer dans le siècle à venir.
Illustrations extraites du jeu Shadow of the colossus