Joseph Conrad
« Amy Foster »
Quelle étrange histoire que celle-ci ! En 37 pages. Et quelle maîtrise chez Conrad dans l’art de raconter. Le texte s’abreuve de lui-même, les pages tournent d’elles-mêmes, toujours insaisissables parce qu’elles volent littéralement. Je me surprends à penser que je ne voudrais pas que le texte s’achève, je suis mordu, et pourtant je sais qu’il s’achève; le héros meurt trop vite, je le devine, et j’aurai raison, je vois arriver avec un peu de stupeur l’étrange fin d’une histoire très étrange, celle d’un homme, pas si homme aux yeux des gens qui l’accueillent-rejettent, forcés, parce que l’homme leur apparaît mi-homme, mi-bête, plus bête qu’homme, comme un diable plutôt.
Quelle histoire!
Kennedy, un médecin de campagne, la raconte au narrateur-Conrad. On connaîtra peu le médecin qui raconte cette histoire étrange qu’il aura vécue comme témoin presque muet du drame qui s’est joué, mais comme témoin essentiel puisque le docteur sera le seul ami (donc le seul confident) que Yanco aura eu dans sa petite, triste et courte vie vécue dans une bourgade anglaise de la côte d’Easbay.
Yanco apparaîtra tel un diable, tel un homme des effrois, si différent de la race d’hommes des alentours, tel un animal des bois aux aboies, criant, vociférant sa presque inhumanité quand il apparaîtra dans le village et qu’on le découvrira dans la porcherie de Hammond, gisant, étrangement horrible et sale, et grognant une langue (?) que personne ne comprenait. On ne sait d’où il vient, on ne sait qui il est, (il ne le sait pas non plus)… on apprendra bien plus tard qu’il est le seul survivant du naufrage d’un bateau rempli d’émigrants - des paysans slaves des provinces les plus reculées d’Autriche -, que des hommes sans scrupules recrutent pour les envoyer travailler à trois dollars par jour chez le Kaiser américain.
Pour moi, l’histoire racontée est peu crédible quand on la lit avec les « mots » de Conrad, des mots au-delà du raisonnable, et aussi lorsque l’on considère son caractère assez invraisemblable. Mais c’est ce qui fait son charme. On lit quelque chose qu’on n’aime pas : l’homme apparaît telle une bête aux abois, qui n’a aucune compréhension du monde qu’il va découvrir, sa civilisation, sa richesse, son mode de vie; tel un monstre à qui les enfants vont jeter des pierres mais des enfants dont il va tout de même solliciter la compassion; tel un paria que l’on va enfermer dès le premier jour dans un bûcher; tel un « détritus, raide, affamé, tremblant, malheureux, incertain » qu’un ange de lumière, une gracieuse dame (elle apparaît ainsi à ses yeux), Amy Foster, va prendre en pitié, nourrir en cachette, et, bientôt devenir sa seule amie.
« Par cet acte de pitié spontanée, il fut ramené dans le cercle des relations humaines de ce nouveau milieu. Il ne devait jamais l’oublier – jamais ».
Il apprend peu à peu la langue, il n’a de cesse de penser à cette jeune fille qui lui a donné son premier morceau de pain, Amy Foster, il lui fait la cour, gagne sa confiance… et ils se marient. Yanco travaille correctement chez un gros fermier du coin, on apprécie son travail. Une histoire banale? Non.
Conrad nous garde sur la corde raide.
Jamais la petite communauté ne l’a accepté et ne l’acceptera. Yanco se demandait ce qui faisait que les enfants avaient le cœur si dur, pourquoi ces manifestations d’hostilités sans cesse renouvelées, dans la rue, et même au bar où, pourtant, l’homme-animal Yanco tente désespérément, par des danses endiablées, à la cosaque, bondissant en l’air, d’exprimer qu’il veut être partie prenante de cette société… On le hue, et il a de la peine.
La « peur » des étrangers, la peur de l’étrange, la crainte superstitieuse de tout ce qui est insolite et incompréhensible au premier regard, la crainte de comprendre sa propre inhumanité, oui, l’homme craint l’autre homme qui lui est différent… et il a peur; l’autre sera toujours un diable agité. On le déteste pour cela et il le ressent vivement.
Mais… un jour, Amy et lui eurent un fils. Pour le médecin, il semble que c’est à partir de ce jour-là que les choses changèrent. Yanco lui déclara, d’un air vantard, qu’il y avait un homme maintenant dans sa vie, et « à qui il pouvait chanter et parler dans la langue de son pays, et plus tard montrer à danser ».
Ce qui fait la force de ce récit, c’est que cette espèce d’invraisemblable incongruité (un pauvre type se sauve miraculeusement d’un naufrage, il travaille bien dans la communauté où il a abouti; mais il reste un pestiféré à ses yeux) se maintient au fil du récit. C’est presque grotesque, ça révulse le lecteur, mais l’histoire palpite sous la plume de Conrad.
Ainsi, comme dans plusieurs de ses livres, un « saut » rapide dans le temps va intervenir. Au moment où il semble que l’histoire devrait améliorer sa vie… elle la culbute. Amy a peur de voir son mari laisser errer son regard au-delà des mers (pense-t-il à son pays? veut-il y retourner? veut-il partir avec le fils? « Il regardait la mer avec des yeux indifférents qui ne la voyaient pas »), elle a peur de lui quand il lui demande de prendre son fils dans ses bras, elle a peur… et la peur la gagne totalement. Conrad ne nous laisse pas en paix. À ce moment-à, l’homme Yanco tombe malade, le médecin craint pour sa vie, il demande à Amy d’être plus présente… mais rien y fait… elle va fuir et le laisser là, « la regardant, brûlant de fièvre, ahuri de son silence et de son immobilité » et criant impatiemment « De l’eau! Donne-moi de l’eau ». On trouvera Yanco, le lendemain matin, « gisant le visage contre terre, le corps dans une flaque, juste en dehors du portillon de claie ». Quand le médecin le trouve, et qu’il appelle Amy, il ne trouve aucune réponse… seul, l’homme-animal Yanco, peut ouvrir les yeux et lui dire, distinctement ; « Partie… j’avais seulement demandé de l’eau – seulement un peu d’eau ». Il expira quelques minutes plus tard.
Conrad ne nous livre-t-il pas une conclusion quand il écrit qu'il "y a une parcelle de vérité générale dans tout mystère". Ici, vérité à propos de l'humain? à propos des tragédies humaines? à propos de la peur et de l'angoisse des humains devant l'inconnu, devant "toute singularité surprenante", devant l'incompréhensible ? Ainsi cette fille, toute passive, presque inerte mentalement, mais qui eut assez d'imagination pour tomber amoureuse, et qui fut assez fragile pour laisser et abandonner, mourant, l'homme qu'elle avait choisi, parce que la peur s'était emparé d'elle.
++++++++++++++++++
Dans l’introduction de ce livre, J.J. Mayoux rappelle que Conrad situe son histoire par une autre histoire qui lui avait été racontée au sujet d’un matelot allemand rescapé d’un naufrage et qui frappait inutilement aux portes des maisons parce que les gens n’avaient pas voulu lui ouvrir. Cela est possible; mais j’ai une autre idée. Je me rappelle cette histoire (récit de vie authentique) de Robert Louis Stevenson, « Voyage avec un âne dans les Cévennes », et surtout, ce passage dans les villages-hameaux de Fuzilhac et/ou Fouzilhac. Stevenson raconte, que par une journée terrible, pluie et froid mêlés, il a pu aborder un paysan dans un de ces deux villages, et s’informer de la route à suivre puisqu’il prévoyait bivouaquer un peu plus loin. Mais dame chance n’est pas de son côté, il se perdit, - il pleuvait alors des cordes - chercha sa route dans le noir, et finalement, aboutit dans l’autre village… où il chercha refuge. Il cogna à toutes les portes du village, mais sans succès. Personne ne voulut ouvrir, en pleine nuit, à un homme dont l’accent, et la langue, leur parurent plus qu’étranges, sinon terrifiants (ainsi, le récit de Conrad est terrible quand il raconte l’accueil terrifié des gens de la petite communauté anglaise). Stevenson dû alors chercher refuge en la forêt où il se calfeutra dans son immense sac de couchage, bravant la nuit, la peur, la pluie.
Pourquoi est-ce que je me rappelle bien cette anecdote? C’est tout simple. J’ai marché-randonné sur les pas de Stevenson l’an dernier, de Puy en Velay à St-Jean du Gard, et me suis arrêté dans le village de Fuzilhac, où j’ai interrogé un vieux monsieur. Je lui ai parlé de cette anecdote racontée dans le livre de Stevenson et lui ai demandé si les gens de son village avaient toujours en mémoire (j’entends dans les histoires que l’on se raconte dans les veillées, puisque le récit de Stevenson est d’un autre siècle) qu’ils avaient refusé l’accès à leur maison au romancier Robert Louis Stevenson ? Le plus drôle de mon histoire, c’est qu’il me dit qu’ils s’en souviennent très bien, mais… que ce n’est pas son village, Fuzilhac, qui avait refusé d’ouvrir ses portes à Stevenson, mais bien le village d’à côté, soit Fouzillac. J’ai trouvé cela bien drôle… mais pas lui. On s’est quand même quittés bons amis.