Jusqu’au 18 août, on peut retrouver à Paris une des plus importantes rétrospectives consacrées à l’artiste américain Keith Haring. Deux lieux, le Musée d’Art Moderne et le 104, c’est bien ce qu’il fallait pour accueillir les 250 œuvres (dessins, peintures et sculptures) de cet artiste américain prolifique, à la carrière fulgurante.
Le choix de l’angle de l’engagement politique semble néanmoins à première vue audacieux, et assez éloigné de ce que la plupart des gens ont conservé en mémoire de Keith Haring. Sa galerie de personnages cernés, façon de la BD, aux lignes graphiques et simples, tel son « Radiant Baby », a été déclinée sur une pléthore d’objet dérivés *entrain de sortir ses verres quick Keith Haring*.Le Pop Shop de Tokyo au 104
En son temps, Keith Haring avait lui même ouvert deux boutiques, son célèbre Pop Shop à Manhattan et une autre boutique à Tokyo dans un conteneur exposé au 104. Cette marchandisation lui a valu un certain mépris de la part de critiques d’art qui voyait en lui un artiste facile et commercial et a pu rebuté certains collectionneurs à la recherche de pièces uniques, alors qu’elle a permis d’asseoir sa notoriété auprès du grand public.
Crack is Wack
Pourtant, la structure thématique de l’exposition met en évidence les différents engagements de Keith Haring dans les grands combats de sa génération.
Celui-ci avec son trait incisif dénonce les différents maux de son époque :
la défense de l’individu contre l’Etat, les dangers du capitalisme et du libéralisme à l’excès (les années 80 voient la victoire de Reagan et Thatcher), de la propagande orchestrée par les mass medias, de la religion (même si il entretient un rapport assez ambigu avec celle-ci), de la pollution, de l’arme atomique mais aussi les ravages de l’héroïne (dont est mort son ami Jean-Michel Basquiat), le racisme (il est très engagé dans la lutte contre l’apartheid), l’homophobie, et enfin le SIDA, dont il est mort, véritable scandale sanitaire puisque les autorités tardent à reconnaître l’ampleur de ce fléau car touchant à l’origine la communauté gay.
Une allégorie du capitalisme et de ses méfaits
Affiche distribuée lors d’un rassemblement contre l’apartheid
En somme, avec son travail, il livre son regard sur la société, un message souvent pertinent mais loin d’être didactique comme le précise Julia Green, la directrice de la Keith Haring Foundation, France TV : « son œuvre est le reflet de ce qu’il était. Il était très engagé dans son époque, les questions que posent ses oeuvres sont toujours des questions qu’on se pose et ses messages sont toujours pertinents. » Si son travail est engagé c’est donc d’abord et avant tout parce qu’il était lui même engagé : auprès d’associations comme Act Up ou participant à des manifestations, en distribuant des affiches par exemple comme lors de ce rassemblement contre l’apartheid.
Son art apparaît comme une révolte individuelle, parfois personnelle (comme le meurtre de son ami graffeur Michael Stewart par des policiers) et spontanée, qui trouve des échos dans la société dans laquelle il vit.
Michael Stewart, un des rares personnages à avoir un visage
Indigné Keith Haring ? Assurément, mais également poussée par une énergie vitale, brutale, qu’on retrouve dans certains de ces traits, une sensibilité exacerbée, qui lui impose d’être toujours en mouvement, de ne pas se taire, de s’exprimer. Cette composante, on la retrouve chez les autodidactes (ce que Keith Haring n’était pas) mais aussi dans les courants néo-expressionistes (Bad Painting, figuration libre) très en vogues dans les années 80.
Mais au delà de l’engagement personnel, ce qui donne davantage d’impact à ces travaux politiques, c’est leur incroyable communicabilité ; il ne s’agit donc pas seulement de s’exprimer, mais de partager avec les autres, de transmettre un message.
L’esthétique de Keith Haring, très proche des pictogrammes, se prête bien à cela. Le trait est simple, les figures incisives avec de grands aplats de couleurs acidulées très pop, voire un emprunt au monde des comics, cette esthétique bien que 30 ans après reste toujours incroyablement actuelle et graphique.
Keith Haring a en effet mis en place très tôt, dans ses travaux, un vocabulaire pictural cohérent, simple et efficace, quasi idiogrammatique pour Paul Ardenne, qui s’est exprimé sur France Culture (oui, oui, on écoute France Culture !). Il utilise des formes simples, quasiment universels et reconnaissables par tous. L’exposition est très ludique avec ses panneaux explicatifs permettant de pénétrer dans ce langage. En effet, les formes qu’ils dessinent sont de véritables signes renvoyant à un idée ; par exemple, les personnages sont des postures, quasiment au sens existentielle (le déni, l’agression, l’innocence, la lutte). Le « barking dog » ou chien aboyant représente la menace de l’état policier et oppresseur, le singe, le leader charismatique et sa domination, son fameux bébé rayonnant est selon Harding himself « l’expérience la plus pure et positive de l’existence humaine »; les personnages entourés de petits traits signifient le mouvement, ou l’énergie. Une fois ces codes décryptés, l’oeuvre prend un nouveau sens, nous raconte une histoire, à la manière d’une BD, chaque élément prend sens, devient significatif. Leur répétition, presque obsessionnelle, en fait des symboles, qu’il est facile de s’approprier, d’interpréter, d’analyser.L’art antique revisité
Cette nécessité de communiquer, de partager avec l’autre explique certains de ces choix, notamment sa volonté de sortir l’art du cadre bien léché des galeries et musées, et à défier une élite artistique jugé trop conventionnelle. Il délaisse volontiers la toile au profit de supports plus ingrats, le papier ou la bâche en vinyle, des éléments décoratifs ou une poutre de chantier, et n’hésite pas à accumuler et « remplir » ses oeuvres (pied de nez à une école minimaliste et conceptuelle,) à couvrir de dessins, de graffitis, et de couleurs flashy, des oeuvres d’art classiques.
Andy Mouse
Il utilise également les codes de la publicité, de la communication et des mass médias, allant jusqu’à diffusé une animation sur Time Square. En cela, il se rapproche de Andy Warhol, mais aussi s’apparente aux post modernistes, en abolissant les frontières de temps et d’espace, en empruntant à d’autres civilisations (mayas, égyptiennes, antiques), à la culture populaire, sans dictinction, ni hiérarchie.
Ses liens toujours étroits avec le street art, et le graffiti, s’inscrivent également dans cette même veine. Ayant débuté à New York en 78 Keith Haring s’était illustré dans le milieu en dessinant dans le métro, à la craie, sur les affiches noires collées sur les panneaux publicitaires vacants, si bien que souvent ses dessins cohabitaient avec des publicités bien réelles. Là encore dans le choix de cette pratique artistique, on peut y voir un engagement politique : un art incroyablement démocratique, car accessible à tous, sans valeur marchande car éphémère (ces dessins sont à la craie, sans aucune signature, ce qui n’a pas empêché des collectionneurs d’aller les récupérer) sur un espace traditionnellement dévolu à la publicité. Cette porosité de la frontière entre street art et art contemporain était légion dans le New York des années 80, au travers de la communauté artistique gravitant autour du Bad Painting.
Ce rapport très étroit avec la rue, le grand public, explique sa très grande popularité, ou encore l’ouverure de boutiques, comme beaucoup de graffeurs en leur temps, commercialisaient leur « griffe ». Il a contribué à ouvrir l’art au plus grand nombre.
Mais Keith Haring a également su créé un vocabulaire visuel, fait de symboles, graphiques mais souvent intelligibles, afin de dépeindre la société de son temps. Pour Keith Haring l’art est ainsi «quelque chose qui libère l’âme, provoque l’imagination et encourage les gens à aller de l’avant», il «célèbre l’humanité au lieu de la manipuler». Aussi ces symboles sont libres d’interprétation, comme le souligne Dieter Buchhart, l’un des deux commissaires de l’exposition, pour FranceTV
Il combine des images qui sont ouvertes à l’interprétation. Les chiens, par exemple, peuvent représenter la menace policière mais peuvent aussi être les opprimés (« underdog » en anglais, littéralement les « sous-chiens ») en révolte contre le système.
La plupart de ces tableaux n’ont par exemple pas de titres, il n’impose pas sa vision du monde mais la livre, brutalement, au travers de son prisme symbolique, au spectateur d’en faire, mais aussi de comprendre ce qu’il en veut.
A vous donc, de vous faire une idée.
Keith Haring, The Political Line
Musée d’art moderne de la Ville de Paris 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris Tous les jours sauf lundi et jours fériés, 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h Tarifs : 11€ / 8€ / 5,50€
Le Centquatre 5 rue Curial, 75019 Paris Tous les jours sauf le lundi, 13h-19h30 Tarifs : 8€ / 5€ Gratuit sur présentation du ticket du MAM