On voit ainsi que les problèmes de la mythologie authentique, de la réception mythologique et finalement de la possibilité de remythisations, sont liés entre eux structurellement. C'est seulement lorsqu'on comprend le mythe comme distance vis-à-vis de ce qu'il a déjà laissé derrière lui - ce que l'on peut appeler effroi, dépendance absolue, rigueur du rituel et de la prescription sociale ou comme l'on voudra-, qu'on peut concevoir l'espace de jeu de l'imagination comme le principe de sa logique immanente, d'où proviennent les formes fondamentales de la sinuosité et des moyens détournés, de la répétition et de l'intégration, de l'antithèse et du parallèle HANS BLUMENBERG.LA RAISON DU MYTHE.GALLIMARD .(c'est moi qui souligne ici)
; toutes figures maintes fois présentes dans les récits, les tragédies, la peinture et la littérature, y compris modernes. Bien connu de tous, le fantastique labyrinthe élaboré par Dédale, architecte et inventeur prodigieux de la Crète antique dont le nom s'utilise couramment comme synonyme de labyrinthe, de passage confus. Peut-on parler de mythe à ce propos ? bien tardif en tout cas si l'on se réfère aux premières représentations du labyrinthe et sans rapport direct avec les grands mythes d'origine. Des éléments des cultes primitifs y sont présents sans doute mais réélaborés par ce que H. Blumenberg appelle le " travail du mythe " (voir articles : Lire Blumenberg).On serait en présence d'élaborations secondaires, au sens freudien, dans le sens d'une esthétisation et d'un libre travail de l'imagination sur le contenu " primaire ".
" Thésée, peut faire figure, à nos yeux, de personnage mythique ; son histoire n'en constitue pas pour autant un mythe au sens strict. Elle ne fait nullement partie des grands mythes cosmologiques dits " d'origine " ou " d'ordonnancement " qui sont projetés dans un temps originel ou " primordial ". Et les inventions de l'Artisan, si importante que soit aux yeux des Grecs la naissance de la statue, ne sont ni conçues ni décrites comme faisant franchir à la culture une étape décisive. Il s'agit en fait d'un de ces ensembles légendaires dont la Grèce est plus riche que de mythes proprement dits. Formé de traditions diverses, nées dans des milieux dissemblables, à des époques différentes, et amalgamées autour d'un héros qui en est le support plus ou moins artificiel, ce type de récit, qui englobe d'ailleurs d'authentiques éléments mythiques, et porte souvent la marque d'une forte élaboration littéraire, relève d'un type de discours bien différent du discours mythique et ne saurait probablement pas ressortir au même type d'analyse que le mythe proprement dit. " Dédale Françoise Frontisi-Ducroux. La Découverte
Il faut ainsi se déprendre des illusions d'une lecture trop archétypale. Ainsi Florence Dupont ("L'antiquité, Territoire Des Ecarts") a cherché un usage nouveau de l'Antiquité .L'anthropologie permettrait une déconstruction des illusions généalogiques comme des ressemblances illusoires entre l'Antiquité et la Modernité. A partir de quoi, d'une part on pourrait réintroduire une historicité des catégories et d'autre part dialoguer, dans cet écart, avec une Antiquité installée mais différente, offrant d'autres traditions, jusqu'ici occultées, utiles pour penser le présent.
En cliquant sur le lien on peut écouter un entretien de l'auteur :
http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4611602.
" Relire Warburg, aujourd'hui, exige d'inverser la perspective. Sa façon si particulière et si radicale de pratiquer l'histoire de l'art, de l'ouvrir, aura eu pour effet, me semble-t-il, de reposer les questions de l'anthropologie historique - à partir d'un point de vue sur l'efficacité symbolique des images. ..
Pour Warburg, en effet, l'image constituait un " phénomène anthropologique total ", une cristallisation, une condensation particulièrement significatives de ce qu'est une " culture " à un moment de son histoire.
Le glissement de vocabulaire est significatif : on passe d'une histoire de l'art (Kunstgeschichte) à une science de la culture (Kulturwissenschaft) qui, en même temps, ouvre le champ des objets et resserre l'énoncé des problèmes fondamentaux.
L'archéologue Evans(voir articles précédents sur le labyrinthe), jouant sur la même étymologie et s'inspirant de l'histoire la plus familière a voulu plutôt associer la labris/labyrinthe au palais de Cnossos , un grand ensemble de maisons, de palais et de jardins, dessinés de telle façon que celui qui y pénétrait ne trouvait pas la sortie : le palais résidentiel du roi Minos. L'idée de lieu plus ou moins souterrain, en tout cas obscur et effrayant, n'interviendrait donc qu'avec le récit de la construction du labyrinthe par Dédale pour le même Minos de Crète.
" A. l'entrée du palais de Cnossos se dresse le signe du Taureau.
" Depuis l'époque où est née la fable de Minos et du Minotaure enfermé dans le labyrinthe où, avec l'aide de l'amour et de la ruse Thésée le héros solaire, descendra le chercher et le tuer, ce symbole du Taureau-homme - signe de forces chtoniennes tentant une ultime révolte contre l'homme ordonnateur, assujetti aux dieux, mais en même temps élève de Prométhée et des premiers législateurs - a occupé l'esprit des hommes, inspirant un nombre infini de poètes, de conteurs et de peintres" Paolo Santarcangeli. Le Livre Des Labyrinthes. GALLIMARD.
La royauté de Minos s'appuyait sur l'aide du puissant dieu des océans et des eaux, Poséidon. Celui-ci réclamait, en échange de son soutien, des sacrifices de taureaux, toujours plus nombreux et beaux pour son culte. Ceux-ci finissant par manquer, il fournit lui-même la victime, un magnifique taureau blanc, si beau que le roi refusa de le sacrifier.
Ne pouvait l'approcher, Pasiphaé demanda à Dédale, de lui fabriquer une vache " artificielle ", de bronze selon certains, de cuir et de bois selon d'autres, suffisamment belle et attirante pour que le taureau éprouve de l'inclination pour elle. La tragédie fut implacable ; Dédale construisit la vache ; Pasiphaé se cacha à l'intérieur et attira le taureau : de cette union entre la femme et le taureau, naquit un monstre, moitié homme, moitié taureau : le Minotaure . En grandissant, celui-ci développa une force herculéenne et une sauvagerie meurtrière qui amena Minos à ordonner à son architecte Dédale, de lui construire un palais d'une conception si compliquée que le monstre ne puisse plus jamais en sortir. ce labyrinthe monumental fut construit dit-on sur le modèle du tombeau de Mendès, un roi d'Egypte qui venait justement de se faire enterrer à l'abri d'un enchevêtrement de corridors.
L'être opprobre de sa race [le minotaure] avait grandi et l'ignominieux adultère de la mère éclatait au grand jour avec l'étrangeté du monstre à double forme. Minos décida d'éloigner de sa demeure cet objet de honte et de l'enfermer dans un logis aux détours multiples et sous un toit inaccessible au jour. Dédale, célèbre entre tous par son talent dans l'art de travailler le métal, est l'architecte de cet ouvrage. Il brouille tous les indices et induit en erreur le regard déconcerté par les détours de voies toutes différentes. Tout de même que, dans les campagnes de Phrygie, se joue le Méandre aux eaux limpides ; son cours, hésitant, suit une direction, revient sur lui-même, se porte à la rencontre de ses propres eaux qu'il regarde venir ; et tourné tantôt vers sa source, tantôt vers la haute mer, il finit par fatiguer ses flots, incertains du but à atteindre : ainsi, Dédale multiplie avec d'innombrables routes les risques de s'égarer ; et c'est avec peine qu'il pût lui même revenir jusqu'au seuil, tant la demeure était pleine de pièges. Ovide (Les métamorphoses, livre VIII)
La rivalité de la Crète et d'Athènes ( surtout autour de la figure héroïque de Thésée) est ainsi présente en filagramme dans l'histoire. Dans le mythe, le fils de Minos s'étant rendu à Athènes pour participer aux jeux Panathénées, mourut dans le combat qui l'opposa au taureau de Marathon qu'Egée, roi d'Athènes, lui avait ordonné d'affronter; selon une autre version, il fut tué, par traîtrise, par les jeunes Athéniens, ses rivaux, jaloux de ses victoires. Minos, assoiffé de vengeance, attaqua Athènes avec sa flotte. Une fois la ville en état de siège, Zeus, en tant que garant des lois d'hospitalité bafouées par Athènes, envoya la peste et la sécheresse sur les défenseurs, les contraignant ainsi à se rendre. L'une des conditions de paix fut que, tous les neuf ans, soit envoyé en Crète un tribut de sept jeunes gens et sept jeunes filles, destinés à être jetés en pâture au Minotaure.
Rien ne s'opposait au départ à la prospérité de Minos. Une tradition en fit d'abord un roi sage et civilisateur (et non celui que des interprétations ultérieures intéressées, surtout athéniennes, transformeront en tyran), occupé à parcourir les mers, soumettant à son pouvoir les îles et les colonies éloignées, instaurant en tous lieux la force de la loi. On dit même qu'il donna un grand essor à l'agriculture, à l'architecture, aux sciences, au commerce et aux arts figuratifs.
Minos aurait gouverné la Crète et les îles de la mer Egée, trois générations avant la guerre de Troie, selon Homère (Odyssée, XIX,) et il ajoute " qu'il régna pendant neuf ans et conversait avec Zeus, le Très-Haut ; c'était dans la mythologie un être semi-divin., fils de Zeus et d'Europe, séduite par Zeus, lui aussi métamorphosé en taureau.Après sa disparition tragique du à Dédale, il devint l'un des trois juges aux Enfers.
Le nom de Minos .en fait, selon des sources désormais établies, désignait en Crète, plutôt qu'une seule personne historique, la dignité royale en général, et son nom hellénique ne serait que la personnification mythique d'une série de souverains qui avaient régné à Cnossos. De nombreuses villes du nom de Minoa étaient disséminées dans toute la Méditerranée orientale, comme pour indiquer l'étendue de l'empire maritime Crétois, ce qui ne put évidemment pas être l'œuvre d'un seul monarque. Les Minos de Cnossos auraient eu justement comme attributs de leur souveraineté la double hache,labrys.
D'autres théoriciens modernes voient dans la figure de Minos un simple mythe sans fondement historique ni personnage de monarque identifiable : une figure du Soleil dont les pouvoirs étaient renouvelés tous les huit ans par un sacrifice humain et par le remariage du roi déguisé en taureau (figurant le Soleil) et de la reine déguisée en vache (figurant la Lune) ;pour d'autres, tout souverain de Crète, déguisé en fils de Zeus, devait chaque neuvième année consulter Zeus au centre de l'île ; si Zeus était mécontent de lui, il le faisait disparaître ; sinon, il lui dictait les lois pour les cent prochains mois. Le sacrifice du Minotaure ne serait donc, en fait, que le récit fondateur de la cérémonie d'intronisation de tout roi crétois.
On comprend mieux l'intervention des mythes et des dieux comme Zeus ou Poséidon, si l'on se réfère au caractère sacré de la monarchie en Crète et en Grèce et aux origines de la pensée grecque.
" Essayons donc de définir à grands traits le cadre dans lequel les théogonies grecques dessinent l'image du monde.
Cet ordre ne s'est pas dégagé de façon nécessaire par le jeu dynamique des éléments constituant l'univers ; il a été institué de façon dramatique par l'exploit d'un agent.
Le monde est dominé par la puissance exceptionnelle de cet agent qui apparaît unique et privilégié, sur un plan supérieur aux autres dieux : le mythe le projette en souverain au sommet de l'édifice cosmique ; c'est sa monarchia qui maintient l'équilibre entre les Puissances constituant l'univers, qui fixe pour chacune sa place dans la hiérarchie, délimite ses attributions, ses prérogatives, sa part d'honneur.
L'éclatement de la souveraineté, la limitation de la puissance royale ont ainsi contribué à détacher le mythe du rituel où il s'enracinait à l'origine. Libéré de la pratique cultuelle dont il constituait d'abord le commentaire oral, le récit peut acquérir un caractère plus désintéressé, plus autonome. Il peut, à certains égards, préparer et préfigurer l'œuvre du philosophe ". J.P.Vernant. Les Origines De La Pensée Grecque. Quadrige. PUF.(c'est moi qui souligne)
"
Dédale est donc principalement connu pour être un inventeur, un sculpteur et un grand architecte, alliant génie esthétique et ingéniosité. La tradition en fait l'inventeur de la double hache (labrys), de l'alêne, de l'équerre, du niveau à bulle, de la voile, " des statues qui se meuvent. La légende raconte qu'il dut s'enfuir ,ayant tué son neveu et élève Talos pour lui voler une invention. .Il trouva refuge en Crète, où le roi, heureux d'avoir à sa cour un architecte de si grande renommée, lui accorda sa protection et ses faveurs. Plus tard, fuyant Minos , pour l'avoir trahi et s'être évadé du labyrinthe où le roi l'avait enfermé à son tour, il se refugia en Sicile selon la légende où découvert par une ruse du roi de Crète, il mit en œuvre le meurtre de celui-ci.
Du Labyrinthe, qu'il a construit à la demande de Minos pour cacher le monstrueux rejeton, Dédale est le seul à en connaître le plan, et encore... , " II y a brouillé les points de repère des différentes voies ", dit Ovide " et induit le regard en erreur par leurs sinuosités perfides [...] remplissant les passages de sources d'erreur. C'est à peine s'il put lui-même revenir sur le seuil, tant l'édifice était trompeur. "
VOIR LE BLOG/http://philgref.illustrateur.org/2013/01/31/dedale/
" Les aventures que les Grecs prêtaient à Dédale prennent place parmi ces récits où le XIXe siècle, découvrant soudain " l'absurdité " et la " sauvagerie " des mythes classiques, voyait le produit " d'imaginations d'une singulière extravagance et d'une révoltante immoralité ".
Cette suite d'événements rocambolesques où le fabuleux côtoie le mélodrame, où le héros ne cesse, malgré ses excès et ses actions douteuses, de bénéficier de la sympathie du lecteur, ne pouvait manquer d'évoquer, en une assimilation rapide, des représentations ou des réalités modernes... on peut être tenté de plaquer sur le personnage l'image romantique de l'artiste en proie à l'incompréhension de la société ou à la démesure de ses passions
" Une fois écartés les rapprochements hâtifs et les spéculations séduisantes mais anachroniques, il n'en reste pas moins que la légende de Dédale présente, à la lecture, une apparence déconcertante. Certains épisodes semblent mal intégrés à un récit consacré à la vie de celui qui fut, pour les Grecs, le prototype de l'artiste et de l'artisan, créateur des premières images divines, inventeur d'instruments techniques indispensables, architecte et ingénieur réputé. Bien des détails y paraissent incongrus et la présence constante de la violence et de la ruse n'en est pas l'aspect le moins énigmatique. ". Dédale. Françoise Frontisi-Ducroux. La Découverte
Les historiens se sont interrogés sur la réalité du personnage : on lui attribue certaines statues de bronze mais d'autres y voient, comme pour Minos et la royauté, la condensation sous un même nom d'une lignée d'artisans et de sculpteurs anonymes. Certains éléments restent pourtant de l'ordre du vieux fonds mythique : son envol ; quand il s'échappera du labyrinthe où il était enfermé pour avoir aidé Ariane et Thésée, reste un élément magique, de même que le labyrinthe peut symboliser (ce que soulignera à l'envie la pensée ésotérique toujours d'actualité dès qu'il s'agit de labyrinthe) un parcours dans les rites d'initiation. Dédale et ses œuvres ressortiraient aussi des catégories du tragique de Nietzsche. Il ferait la synthèse du dionysiaque et de l'apollinien, de la démesure prise dans une belle forme (on retrouve Warburg).
" A la fois athénien et Crétois, de souche parallèlement royale et artisanale, bienfaiteur et meurtrier, créateur ambigu d'objets en eux-mêmes ambigus, ainsi, pour ne retenir que ce seul exemple, la vache de bois recouverte de cuir qui servira de cachette à Pasiphaé, qui lui permettra de réaliser l'impossible union de la femme et du taureau.
Dédale, c'est tout l'intérêt du mythe, n'est pas un simple créateur de daidalon, il est précisément Dédale, et la contradiction passe en lui-même. Comme l'écrit l'auteur de ce livre ( Françoise Frontisi-Ducroux)- : " Le technicien discipliné et vigilant qui peut maîtriser les éléments opposés, mitiger le brûlant et l'humide, équilibrer l'eau et le feu, s'illustre aussi dans l'excès, quand il cède aux transports meurtriers de la jalousie ou lorsqu'il fait déferler des flots d'eau bouillante sur un homme nu. L'auxiliaire dévoué se mue alors en un adversaire impitoyable.
Il n'existe donc pas, dans la cité grecque, de groupe sociopolitique des artisans. Dans le meilleur des cas, l'artisan sera dédoublé, citoyen d'un côté, artisan de l'autre, sans qu'il y ait communication entre l'une et l'autre de ces qualifications. Ainsi s'explique, par exemple, le fait que, s'il existe, et par milliers, des livres sur les institutions politiques et sociales des cités grecques, que s'il existe depuis le siècle dernier nombre d'études sur la technique des Grecs de l'Antiquité, ce ne soit qu'en 1972 qu'a été publié, pour la première fois, un livre d'histoire sur les artisans dans le monde classique.