J’aimerais vous parler aujourd’hui d’une expérience qui a été certainement la plus significative de ma carrière professionnelle.
Cette dernière a eu lieu quelques années en arrière alors que je m’apprêtais à me lancer dans l’écriture d’une thèse. Pour tester ma motivation, ma mère m’a offert de financer mes études à la condition que j’accepte de travailler pendant mes vacances d’été. Aussi m’a-t-elle proposé un poste d’assembleur au sein de l’entreprise dans laquelle elle travaillait à l’époque. Sans dévoiler de nom, mais afin de situer tout de même le contexte, il s’agissait d’une entreprise américaine du secteur automobile. C’était la première fois que je me voyais offrir un poste « d’ouvrière » et j’ai longuement hésité avant de donner mon accord. Mais le jeu en valait la chandelle et j’ai accepté.
Les quinze premiers jours ont été terribles. J’ai eu beaucoup de difficulté à m’adapter au rythme de travail (mes journées s’étendaient soit de 6h à 14h soit de 14h à 22h) et à la nature même de ma tâche qui consistait en l’assemblage d’une pièce centrale d’un moteur de voiture. Malgré le soutien de mes collègues, qui étaient pour la plupart des femmes, il m’arrivait souvent de rentrer chez moi en pleurant ou en souffrant de puissants maux de ventre. Je me sentais, à l’instar du personnage principal des Temps Modernes de Chaplin, prise dans un engrenage qui me dépassait et qui me dévorait toute entière. Je ressentais chaque jour davantage un sentiment d’asservissement, comme si je devais nier mes désirs et besoins d’individu pour servir la cause de l’entreprise.
Le lundi de la troisième semaine, comme mue par un réflexe de survie, j’ai commencé à rechercher des voies d’issue à mon état de détresse. L’humour, me concernant, a toujours eu des vertus salvatrices et je me suis dit qu’il était peut-être temps de métamorphoser la tragédie que je vivais en comédie. J’avais remarqué que les plateaux sur lesquels nous montions les pièces ne changeaient pas et circulaient en une boucle fermée sur la ligne d’assemblage. Quel merveilleux outil de communication ! C’est alors que je me suis mise à écrire des messages sur ces derniers. J’ai attendu toute la journée les réponses de mes collègues mais je n’ai rien reçu. Pas même un petit mot ou un petit dessin. Le soir venu, je leur ai demandé pourquoi elles ne m’avaient pas répondu et, à ma grande surprise, elles m’ont déclaré qu’elles n’avaient même pas vu mes messages tellement elles étaient absorbées par leur tâche. Quel dommage ! Mais je comptais bien recommencer le lendemain et leur demandais d’ouvrir l’oeil.
C’est ainsi que nous nous sommes mises à communiquer par l’intermédiaire des plateaux de la ligne. Bien sûr, certaines de mes collègues étaient plus timides que d’autres et s’exprimaient avec parcimonie, voire pas du tout, mais, de manière générale, l’ambiance s’était considérablement détendue et cela se remarquait particulièrement pendant les moments de pause où nous formions un groupe plus soudé et plus animé. A tel point que presque chacune d’entre nous avait hérité d’un surnom (le mien était « Le steack haché » en référence à une blague que j’avais racontée… mais ne riez pas s’il-vous-plaît !).
L’on pourrait croire que les résultats de notre ligne auraient pâti d’une ambiance aussi détendue. Et pourtant, c’est tout le contraire qui s’est produit. Notre productivité, qui s’élevait en moyenne à 60%, est passée à 80-90% et a même connu des pics à 106%. Et tout cela dans la bonne humeur. Tout d’un coup, mes journées m’ont paru beaucoup moins longues et j’attendais même avec impatience le lendemain.
C’est là la preuve que l’on peut changer les choses par le bas, même en tant que simple ouvrière ou employée. Ce n’est pas toujours une question de pouvoir, mais c’est avant tout une question de vouloir. Il n’est pas impossible de modifier la culture d’entreprise quand bien même cette dernière est installée de longue date et a traversé les océans. Ce n’est pas par ce qu’une entreprise n’encourage pas la communication entre ses collaborateurs ou entre ses collaborateurs et ses managers qu’il ne faut pas oser en faire autrement.
Angélique