Capitalisme. Comment annihiler la sauvagerie implantée au cœur de l’humanité vendue aux marchés? En inventant une formidable machine à fabriquer du progrès matériel, la civilisation occidentale possède en elle, consubstantiellement, un surmoi quantitatif. Son arme, le capitalisme, qui n’a plus (ou pas) face à lui une contre-géopolitique mondiale capable de contenir son arrogance, a repoussé les frontières de ses capacités d’exploitation.
Après le colonialisme, voici la conquête économique mâtinée de bons sentiments et de chartes «éthiques et sociales» qui n’en portent que le nom. Preuve, l’argumentaire des grandes marques le plus couramment lu ou entendu: «Nous aidons les salariés des pays émergents à sortir de la pauvreté.» Travail, capital, consommation, domination: l’un des grands triomphes idéologiques de la société de marché est d’avoir laissé croire à une majorité de l’opinion occidentale en sa capacité à autogérer un épanouissement des désirs personnels sans limite visible. À une condition tout de même : qu’elle soit quasi totalement libérée d’un contrôle politique qui ne pourrait, cela va sans dire, qu’en brider la marche bienfaisante. Le monde étant ce qu’il est, certains acteurs de l’économie dite «réelle» en sont donc progressivement venus, eux aussi, à émettre les plus grandes réserves sur les mœurs de la financiarisation. «Ainsi assiste-t-on à un retournement complet de la perspective des Lumières et à une trahison radicale des fondements du libéralisme», assurait par exemple, dès 2010, Charles-Henri Filippi, ex-président d’HSBC et ancien conseiller auprès de Fabius ou Delors (lire le numéro 24-25 de la revue Médium).
Masses. Depuis le drame au Bangladesh, de nombreux journaux écrivent désormais – il n’est jamais trop tard – que le libéralisme court à sa perte, que la responsabilité sociale des entreprises n’est contrôlée par personne d’autre que par les entreprises donneuses d’ordres elles-mêmes, et que derrière une étiquette attractive dans nos supermarchés ou derrière les vitrines des grands boulevards (Carrefour, Auchan, Benetton, Zara, C&A, Mango, etc.), c’est une femme, un homme, un enfant qui en paie le prix fort à l’autre bout du monde. Nos tee-shirts et nos pantalons sont tachés du sang des miséreux. Voilà le capitalisme comme métaphore de tous les ensauvagements. De quoi plagier Paul Valéry à l’infini: «Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses.» Et si les masses se servaient enfin de leurs propres forces…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 mai 2013.]